Mémoires croisées

26/03/2007

FRAGMENT 5) Portugal

1974 – Voyage au Portugal « libéré »


Deux mois après la Révolution des œillets — 25 avril 1974 — j’allais au Portugal pour VOIR la fin d’un fascisme presque cinquantenaire (1928-1974), ayant pour conséquence la décolonisation de l’empire colonial portugais.

Du temps qui paraît aujourd’hui antédiluvien, où le Quartier latin n’était pas encore sébastopolisé par les fripes et la bouffe, où le Quartier latin avait des librairies nombreuses, voire des librairies poétiques, tenues par des poètes, la librairie de François Maspero — un îlot utopique — offrait une documentation riche sur tous les mouvements de libération. En 1972 avait paru L’Angola au coeur des tempêtes de Basil Davidson, dans la mythique collection des Cahiers libres 246-247 que j’avais lu d’une traite, l’auteur dressait l’histoire de la colonisation portugaise, si semblable à toutes les colonisations des puissances européennes. Mêmes actants économiques, mêmes mépris pour les populations colonisées, mêmes déplacements de populations, mêmes spoliations, mêmes complicités dans toutes les couches de la population. Et cetera.

Les plus optimistes n’auraient pas osé imaginer que deux ans plus tard, des militaires mettraient fin au régime de Salazar et aux guerres coloniales menées par le pouvoir portugais. Le 25 avril 1974 reste une date majeure pour tous les anti-colonialistes, une date chargée d’émotions.

« Le pouvoir colonial est issu de la force armée et il ne peut disparaître que par la mort de celle-ci ». Gomes Araujo, général portugais.

Je me souviens encore des battements de cœur quand j’entendis le récit de la nuit mouvementée du jeudi 25 avril 1974 1) : des capitaines de l’armée salazariste, coloniale, Otelo de Carvalho, Melo Antunes, Vasco Lourenço avaient marché sur Lisbonne, occupé les points stratégiques avec pour mots d’ordre les trois D Démocratie, décolonisation, développement par opposition aux trois F du pouvoir Salazar : fado, Fàtima, football. Une révolution de militaires au nom de fleur, les œillets, du nom de la place où les paysannes vendent les fleurs de saison. Des soldats de « L’oublié de l’Europe » 2) arboraient un œillet rouge dans le canon du fusil. Une révolution de militaires qui avait mis les dignitaires fascistes dans un avion à destination du Brésil, mettant fin à une des plus longues dictatures européennes. Et qui, ce 25 avril, proclamait un objectif : « rendre la parole au peuple » en organisant des élections libres.

J’achetai la très belle affiche que Viera da Silva créa pour célébrer ce changement et je l’épinglai dans mon entrée. Le 1er mai 1974, je vibrai de loin avec les Portugais en liesse. J’aime ces moments où toutes les utopies paraissent possibles, où les rancœurs semblent se dissoudre, où le paradis pour lequel nous ne sommes pas faits, semble s’ouvrir, le temps de nous laisser des regrets nostalgiques pour pouvoir recommencer.

*

Avoir/ ne pas avoir le regard de son œil

Quand je pris l’avion pour Lisbonne, j’avais donc la tête pleine d‘images, d’informations, d’analyses. C’était une époque où je lisais régulièrement les grands journaux, les hebdomadaires nationaux, Le Monde, Libération, Le Nouvel Observateur, L’Express, mais aussi de petits journaux militants, nombreux à l’époque, que les étudiants de tendances diverses diffusaient. Je me souviens encore du sigle MRPP qui ponctuait les pages de Libération sur le Portugal libéré, le MRPP était un mouvement d’extrême-gauche dont Libération vantait les mérites révolutionnaires.

Déambulant dans Lisbonne, je commençai par constater qu’il y avait peu de rapport entre ce que j’avais lu et ce que je voyais. D’un côté, la population, de l’autre les soldats de la Révolution des œillets qui marchaient par groupe de deux, trois dans la ville. Nettement séparés. J’avais le sentiment diffus que la population regardait les militaires avec quelque distance. Voire méfiance. Un curieux spectacle, en bordure de mer, des files de voitures où, assis dans la voiture, on goûtait l’air de la mer… Bref un calme plat, la fièvre était tombée. Comme un sentiment de gueule de bois après la fête.

Ça et là, surtout à Porto, des groupes de discussion. Je m’arrêtais chaque fois que je voyais un attroupement.

Un jour, j’assistai à un combat de coqs très pénible, un homme d’un âge certain qui disait avoir passé une partie de sa vie en prison, était aux prises avec un jeune coq très agressif, il était question du mariage civil et religieux. Dans sa manière de discuter, à la limite de la provocation physique, le jeune avait, à mes yeux, quelque chose de “fascisant”. Pas un combat d’idées, mais un combat de coqs dont un seul doit sortir victorieux après avoir mis à terre l’adversaire. Scène désagréable. En fait, le jeune ne discutait pas, il asticotait haineusement un vieux militant qui se disait communiste. Des jeunes gens, qui assistaient à ce combat et soutenaient le jeune coq, distribuèrent des tracts au sigle du MRPP. Surprise. Mais, une hirondelle ne fait pas le printemps, je continuais à déambuler et à observer. Et plus j’observais, plus s’effritait ce que je croyais savoir, l’écart devenait si béant que j’en étais désemparée. Je pensais être informée — et je ne savais RIEN.

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Avoir les oreilles de sa tête

J’allai à Coimbra, chez une collègue, Maria Dellile, que j’avais rencontrée aux Archives Brecht. Elle me fit rencontrer des gens de gauche appartenant à différentes tendances, allant des communistes orthodoxes aux communistes dissidents en passant par le Parti populaire démocratique (PPD), le Parti social-démocrate, le Mouvement démocratique populaire (MDP), dont un responsable, ami de ma collègue, me décrivit le travail militant que son parti faisait dans les campagnes (construire une route, amener l’eau, etc.). Tous les partis préparaient les premières élections du 25 avril 1975. La concurrence semblait féroce. Parfois, le sentiment confus et furtif, qu’ON parlait à la place du peuple, si longtemps muselé. Certains craignaient que le Nord ne votât à droite. Nouvelle surprise.

Grâce à cette collègue, je fus reçue par des responsables communistes. Je me souviens avoir été gênée, voire agacée par leur prudence. Il fallait montrer patte blanche. J’ai eu le sentiment étrange et désagréable d’entrer dans une forteresse. Je ne cherchais aucun secret d’État, aucune information confidentielle, je désirais comprendre ce qui se passait, et vers où allait le Portugal, ce pays que j’avais visité du temps de Salazar, avec mes parents, et que j’avais beaucoup aimé, par contraste. Quittant l’Espagne franquiste et la rudesse brutale de ses policiers, nous avions été agréablement surpris par la courtoisie des Portugais, à la frontière. L’adolescente que j’étais avait été impressionnée par ces policiers, élégants, dans leur tenue blanche et leur “casquette d’aviateur”, qui souhaitaient la bienvenue dans leur pays ! Cette courtoisie fut aussi celle de tous les Portugais rencontrés en un mois. Après l’Espagne, où ma sœur et moi-même, nous nous faisions insulter, parce que portant des pantalons sans avoir de couilles, c’était bienfaisant. Et ça ne s’oublie pas. De fait, j’ai gardé pour le Portugal une sorte de tendresse.

Les communistes me firent découvrir les mensonges grossiers — un euphémisme — de l’Église catholique. Ainsi, par exemple, des photographies de malades atteints du scorbut ou la lèpre servaient à illustrer les tortures que les communistes infligeaient aux chrétiens. C’était si grossier que j’ai eu des doutes, entendant dans ces propos une sorte de propagande antireligieuse, je me mis à fréquenter les églises. J’emportais toutes les feuilles de choux qui traînaient sur les tables. De fait, la propagande anticommuniste y était massive — et incroyablement primaire. Une grossièreté à donner la nausée tant elle disait le mépris de ce « bon peuple » que l’on voulait protéger. D’autres militants me confirmèrent ce type de propagande, des paysans leur avaient demandé s’il était vrai que, dans les pays de l’Est, « les communistes tuaient les personnes âgées ». Entre autres.

L’Église catholique préparait les élections à sa manière 3).

Je questionnai Maria D., sur lesdits MRPP censés jouer un rôle si important dans la vie politique. C’étaient des groupuscules très minoritaires, elle semblait douter de la sincérité de leur engagement “révolutionnaire”. Parmi eux, d’anciens étudiants fascistes du temps de Salazar, qui, portés par le vent de l’Histoire, avaient changé de bord 4). Elle avait été dénoncée « comme rouge » par des étudiants, parce qu’elle travaillait sur Brecht et s’efforçait de diffuser la contraception en milieu paysan. À l’université de Coimbra, on ne les prenait pas au sérieux, leur agressivité, leurs revendications apparemment très utopiques (plus d’examens, diplômes accordés à tous… et j’en passe), « bloquaient la démocratisation de la vie universitaire ». Bref, elle était critique et méfiante.

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Perdre de sa naïveté

C’est au Portugal que j’ai compris les effets à long terme d’une dictature, on n’en sort pas intact, on ne peut pas en sortir intact, les processus de décolonisation internes sont longs, douloureux. Qu’un parti d’opposition qui a travaillé dans la clandestinité, payé un lourd tribut à la dictature, n’est pas le plus apte à gouverner, les risques d’établir par trop de rigidité, une nouvelle dictature sont sérieux. Lors de ces passages d’une forme sociale à une autre, la société malade a besoin d’être traitée avec prudence, voire avec mollesse. Le socialiste Mario Soares, dans sa mollesse même, me paraissait le plus apte à stabiliser un processus fragile.

C’est encore durant ce séjour dans le Portugal en voie de démocratisation que j’ai compris comment était fabriquée l’information dans les journaux militants européens. Je croisais aux abords des sièges politiques, des jeunes gens de différentes nationalités, (français, allemands, italiens), qui pressés, retrouvaient leurs homologues au Portugal et rapportaient dans leurs pays respectifs, les informations recueillies comme des paroles d’évangile. On restait entre soi, pour la foi, c’est plus sûr. D’une manière assez générale, les jeunes militants (mais pas seulement) n’aiment pas la réalité, ils la transforment au gré des désirs et finissent le plus souvent par devenir aveugles à tout ce qui déborde leurs désirs. De ce point de vue, les universités de Heidelberg, de Reims, furent des postes d’observation privilégiés dans les années 1968-1970.

J’ai souvent repensé en déambulant aux films de Godard et Gorin Tout va bien, Letter to Jane, vus trois ans auparavant. Les auteurs démontaient avec lucidité, les modes de recouvrement idéologique dans les médias.

Dois-je dire qu’à mon retour du Portugal, j’ai fait des économies, ne lisant plus la presse qu’avec modération ? Je devins aussi une critique impitoyable des journaux militants que des étudiants me vendaient et que j’avais jusque-là achetés sans les lire attentivement. Je ne supportais plus les propos pseudo-théoriques, généraux, sans grand rapports avec la réalité. Ma hargne critique étant à la mesure de ma naïveté crédule, prise en flagrant délit de bêtise.

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Le gris de la pauvreté

D’autres souvenirs affleurent, moyennement agréables. J’ai été draguée, non parce que mes charmes étaient irrésistibles, mais parce que femme d’un pays riche. Des jeunes gens, parfois bien faits de leur personne, mais pas toujours, attendaient leur ‘mouches à miel’ ou supposées telles, aux points “touristiques”.

À Lisbonne, le premier dragueur était jeune, de petite taille, maigrelet, à en juger par sa dentition ravagée, très pauvre. Il espérait gagner quelques sous en m’emmenant dans des boîtes à fado ou des restaurants. Je compris très vite, malgré ma naïveté chronique, de quoi il retournait, ne voulant pas blesser, je l’acceptai comme guide, mais toujours gardant l’initiative. Par curiosité, je le suivis dans une boîte, “réputée” disait-il. De la musique à vous déchirer les tympans, des banquettes recouvertes de coussins, un éclairage minimal… Qu’y fait-on ? ai-je demandé pince-sans-rire. On écoutait la musique, qui n’était pas le fado ! Les relations se clarifièrent au fil de la conversation, mais je restai sur la défensive ce qui limite la qualité des relations. Le ton aigre, voire agressif, disait les frustrations, l’intériorisation des normes sociales. Il se disait étonné qu’un professeur d’université acceptât de parler avec lui. Au Portugal, le fossé entre les classes était grand, trop grand. Il voulait quitter le pays, il avait un frère en Suisse, il espérait pouvoir le rejoindre… De pauvres rêves, de pauvres stratégies de survie, de pauvres explications, de pauvres excuses, du bricolage intellectuel. J’écoutais, je posais des questions auxquelles il ne répondait pas. Le politique n’était pas son affaire. Il semblait ne rien attendre des changements en cours. Il s’étonnait que je m’intéresse à la « révolution des œillets ». Je m’étonnais de son a-politisme affiché. À ses côtés, je mesurais le ronflant des formules politiques. Une affaire de riche ? De bien nourri ? Qui sait ? Il se fatigua à marcher à mes côtés. Le 3è jour, il ne vint pas au rendez-vous. Pas assez bien nourri pour marcher des heures durant. Je ne saurai donc jamais d’où il venait. Pourquoi il en était venu à draguer et si la drague permettait de vivoter ? Et pourquoi la drague ? Il n’avait rien d’un don juan, il suintait la pauvreté, la sous-alimentation.

La pauvreté est triste. Une banalité qu’il faut répéter. Les bricolages, les stratégies de survie qu’elle génère chez certains individus, sont tristes, pauvrement rapaces. Comment se satisfaire de sociétés où tant d’individus sont laissés en friche au point de devenir incapables de regarder plus loin que leur bout de nez ?

*

À Porto, le second dragueur était plus âgé, dans les 38 ans. Il avait pris la parole, une parole confuse, lors du combat de coqs entre le MRPP et le vieux militant communiste, il m’avait expliqué les enjeux de la discussion et traduisait ce que je comprenais pas. Il se fit rabrouer par un adversaire qui lui conseilla de « fermer sa gueule », « on ne parle pas politique quand on vit des femmes ! ». Un mac ? Il m’invita à prendre un pot, j’acceptai. Quand, au moment de régler sa consommation, il s’esclaffa, il était très en retard, il devait prendre un taxi pour rentrer chez lui, et n’avait plus d’argent ! Je payai ma consommation et le saluai.

*

À Coimbra, dans un café, je n’étais pas assise qu’un homme jeune se leva et se présenta avec humour. Il disait aimer parler avec les étrangers et donc si… Il était cultivé, savait parler de sa ville, de son pays, de son histoire. À sa manière de marcher, de parler, il me rappelait un ami homosexuel. Quand il comprit que j’étais attendue, il m’accompagna et prit congé. Avec lui aussi, je n’ai pas pu discuter politique. Les réponses étaient vagues.

S’accommoderait-on de la dictature ? Rude question dont je n’osais pas explorer les implications.

*

Dans l’avion du retour, j’étais fort mélancolique. Les œillets de la révolution s’étaient rapidement fânés et l’intensité de mon empathie devenait un brin ridicule. Fading Dream, pouvais-je lire, sans sourciller, un an plus tard dans le Time du lundi 11 août 1975 5).

Pina Bausch a-t-elle songé à la révolution des œillets quand elle créa Nelken (1982), ce somptueux spectacle, resté inégalé ? Au début du spectacle, les danseurs pénétraient tels des oiseaux dans un champ d’œillets, en douceur et légèreté. Le spectacle s’achevait sur un champ d’œillets saccagés. Métaphore visuelle de nos ratés. Mais les œillets refleurissent, les échecs sont relatifs. La marche du crabe 6).

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1. La police politique, la PIDE (Police internationale de défense de l’État) tenta de résister. Blessant des manifestant et faisant six morts.

2. Les démocraties européennes s’accommodaient des dictatures portugaise et espagnole, qui avaient le mérite, à leurs yeux, de figer ces pays dans des structures archaïques, maintenant ces pays à un très bas niveau économique, à un moment où des formes ravageuses de concurrence économique commencent à se déchaîner. Nul soutien donc aux tentatives de coups d’État contre le régime. Dont celui du 16 mars 1974.

3. Si l’Église comme institution faisait bloc, il importe de rappeler que le clergé et les fidèles étaient plus divisés ; en décembre 1972, à Lisbonne, dans la chapelle du Rato, des chrétiens qui s’interrogeaient sur la durée des guerres coloniales, furent délogés par la police.

4. Les conversions politiques (droite/gauche ou gauche/droite) n’ont pas encore, à ma connaissance, fait l’objet d’études historiques, or ces transfuges jouent un rôle non négligeable dans les périodes de transformation politique et dans la continuité d’un certain vocabulaire. Les exemples ne manquent pas (communistes passant chez les nazis dans l’Allemagne de 33, nazis devenant communistes en RDA, apparatchicks communistes devenant des chefs d’entreprises capitalistes, aux mœurs parfois mafieuses, fascistes passant à l’extrême gauche quand les dictatures s’effondrent). Et cetera.

5. Le Time consacrait la couverture à la crise de 1975 : 3 portraits enserrés entre le marteau et la faucille, deux civils, un béret – 3 RED THREAT IN PORTUGAL, President Francisco da Costa Gomes, Premier Vasco dos Santos Gonçalves and Internal Security Forces Commander Otelo Saraiva de Carvalho. Titre de l’article : Western Europe’s First Communist Country?

6. Le crabe avance en oblique, démarche ambiguë qui intrigua la pensée grecque. Cf. Marcel DÉTIENNE et Jacques VERNANT, Les ruses de l’intelligence (1974). Les auteurs y décrivent les liens qui existent entre des figures mythiques et des animaux perçus comme étranges par les Grecs. « L’allure de ce polypode est d’autant plus inquiétante qu’il est équipé de pattes torses et qu’il porte devant sa carapace deux pinces énormes » [p. 254]. Traits qui évoquent de manière insistante, Hephaistos, ce « dieu aux pieds courbes, aux membres tordus, […] cagneux », auquel le crabe est associé dans l’île de Lemnos [id., p. 255].


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