Mémoires croisées

10/05/2011

ANNEXES des FRAGMENTS 4 [Reims, Faculté de lettres et sciences humaines]

 Mise à jour 15 janvier 2017

ANNEXES

Mai 2011


Les pages de Mémoires croisées ont été écrites entre 1999-2003, le triage de mes imposantes archives ne fait que commencer. J’avais donc laissé en suspens les ajouts de documents qui permettaient de complexifier les souvenirs, le regard sur l’Université des années 70-90, les changements qui s’opèrent, et de pointer aussi les problèmes qui se pérennisent…

Mais, les documents d’archives débordent les visées premières : ils permettent, entre autres, de confronter la mémoire et ses oublis, le vécu et le réel. Je suis souvent étonnée par la quantité de choses oubliées qui, au plan du vécu paraissaient secondaires, mais qui,  ont eu et ont de l’importance.  Les visées qui commandent le tri (je ne peux pas publier toutes mes archives!) ne peuvent donc pas prétendre maîtriser les effets des documents publiés. Et c’est bien ainsi.

Par ailleurs, retracer le fil chronologique d’une carrière m’a conduit à négliger d’autres aspects importants. Mon activité dans l’équipe de recherches du CNRS qui avait pour objet l’étude du théâtre était redoublée par une intense fréquentation théâtrale, à un moment où la majorité des théâtres avaient encore des troupes, dirigées par de grands metteurs en scène. Les années 70 – 90 (ça commence en 1954 avec Brecht) sont théâtralement flamboyantes. Mes archives théâtrales sont donc aussi riches que mes archives universitaires, et me rappellent non seulement la richesse de cette activité, mais réaniment des émotions intellectuelles d’une rare intensité. Quand je sortais des spectacles de Giorgio Strehler, par exemple, je planais ! Et les spectacles du collectif Ariane Mnouchkine au Théâtre du Soleil, avec ces traversées du Parc de Vincennes, le froid en hiver, ses tabourets inconfortables… mais que n’aurait-on enduré pour 1789, 1793, Molière, et caetera. Théâtre auquel Denis Bablet* qui dirigeait l’équipe, a consacré une étude. Des théâtres venant des quatre coins du monde, qui portaient nos luttes (anticoloniales entre autres), entretenaient le feu sacré de l’utopie…  Je suis donc souvent tentée de briser la cohérence des enchaînements chronologiques par des détours théâtraux. De plus, j’aime le cinéma, ma drogue hebdomadaire, et lui aussi me gratifia de belles émotions contrastées qui se réactivent en relisant des articles découpées dans le Monde, aujourd’hui jaunies et imprégnées de poussières qui subrepticement envahissent mes narines, voilent mes yeux. Articles que je scanne, ne pouvant me décider à les jeter, de peur de perdre les remémorations qu’ils font affleurer. J’ai revu, récemment Gertrud de Dreyer,  je me souvenais de toutes les  scènes, mais pas dans l’ordre du montage de Dreyer.

Activités multiformes qui enrichissaient ma pratique d’enseignante. Pour partager l’expérience du Théâtre du Soleil, j’ai organisé des sorties sur Paris pour les étudiants rémois, grignotant ainsi le budget de sortie des géographes.

* BABLET Denis et BABLET Marie-Louise, Le Théâtre du Soleil ou la quête du bonheur, diapolivre, Editions du CNRS, Paris, 1979

*

ANNEXES se composent (dans l’état actuel du tri) de quatre types de documents  :

I. Des formes de combat (interne/externe) qui complètent le FRAGMENT a* :

I.1. Tract et contre tract de la section rémoise du SNES-Sup, sur un sujet très conflictuel de la société des années 70 : l’avortement

I. 2. Copie de la lettre envoyée par la section rémoise de la Faculté au Président d’Université pour parer à la menace qui pesait sur ma titularisation.

II. Des extraits de lettres sur la praxis d’enseignement et ses multiples problèmes qui, rétrospectivement, me semblent constituer une sorte de manifeste contre certaines réformes de l’époque. Compléments aux FRAGMENTS a*, a**.

III. Des lettres plus théoriques qui précisent des parcelles du paysage mental de l’époque, ses polémiques,  thématiques… :

III.1. L’une sur le mythe comme objet introuvable, adressée à Marcel Détienne, auteur de l’Invention de la mythologie, ouvrage aux effets ravageurs qui souleva une polémique hargneuse. La Lettre est restée dans mes tiroirs avec bien d‘autres projets… Une parcelle des années 80.

III.2. L’autre sur Brecht et la Chine, lettre d’information, adressée à une collègue chinoise, rencontrée lors d’un voyage en Chine en 1993. Une parcelle des années post-68.

IV. Une lettre adressée le 10 Octobre 1984,  à une étudiante qui faisait état de sa  «qualité de fille d’émigré, d’OS…». Lettre qui témoigne des changements post-81 et des problèmes nouveaux auxquels nous devions faire face. Le discours victimaire, auto-lissant, se pointait…

*

ANNEXES du FRAGMENT a**


I. TRACT. Combat pour l’avortement

Officieux :

Une femme qui ne veut pas d’un enfant est prête à tout, la loi a donc toujours été contournée. Dans les années 60-68, il existait de petits réseaux d’aide aux femmes qui voulaient avorter en Suisse. Après avoir vu un médecin, on pouvait aussi acheter des préservatifs féminins et des crèmes spermicides, à un moment où, en France, demander un spermicide dans une pharmacie relevait de la provocation. Lors d’un stage à Besançon, je passais souvent la frontière, dépêchée par des amis/amies parisiens qui passaient commande. Certains douaniers confisquaient le matériel, d’autres se contentaient de dire, en riant : vous, vous ne vous ennuyez pas ! Admiratifs, semblait-il.

Officiel

Le combat s’engagea ouvertement après Mai 68. Un processus historique d’une dizaine d’années qui a fait changer « l’opinion», majoritairement hostile selon les sondages.

Le 5 avril 1971, le Nouvel Observateur publiait un manifeste qu’un journal satirique appellera le manifeste des  » 343 salopes « 

1972 : s’ouvrait à Bobigny le procès d’une jeune fille de seize ans, violée. Les auxiliaires (au sens proppien) sont également inculpées. Procès retentissant qui fit avancer le combat de quelques mètres.

1974 : Simone Veil, ministre de la santé de Valéry Giscard d’Estaing; libéralise la contraception et s’engage sur l’avortement

17 janvier 1975 : loi Veil sur l’IVG dépénalisant l’avortement, définitivement votée, le 30 novembre 1979

Mais, aucun acquis n’est définitif. Notre tract était une réponse à la LA DÉCLARATION DES PROFESSEURS, ENSEIGNANTS ET CHERCHEURS DE FRANCE, signée par des noms prestigieux. Relevons le « DE FRANCE » qui ne manquait pas de prétention…


2. Tract de la section syndicale du SNES-sup (Lettres). Le tract a été signé par des enseignants de différentes universités.

I.2. Lettre syndicale préventive au Président d’Université, M. Devèze


L’ Administration communiqua à la veille des vacances la répartition des transformations d’emplois d’assistants en emplois de maîtres-assistants, le SNES-Sup, dans une circulaire du 10 juillet 1973, mit en garde la section rémoise contre « des tentatives d’attribution à la sauvette sans contrôle démocratique des élus», alors même que « les transformations » constituaient « une mesure de réparation essentiellement administrative » arrachée « au gouvernement pour pallier en partie ses carences concernant les créations d’emploi » ? La section rémoise adressa la lettre qui suit à la Présidence.

Reims le 17 Juillet 1973

Monsieur le Président,

Vous avez sans doute déjà reçu du Bureau National du SNES-Sup une lettre (dont vous trouverez copie ci-jointe) précisant la position de notre syndicat au sujet de la répartition des transformations d’emplois d’assistants en emplois de maîtres-assistants.

La section Reims-Lettres du SNES-Sup a attiré votre attention à plusieurs reprises depuis le début de l’année sur ce problème, auquel elle attache la plus grande importance. Vous serait-il possible de lui faire connaître le nombre de transformations accordées à l’Université de Reims ?

Elle estime, contrairement à l’opinion émise par un enseignant au Conseil de l’UER des Lettres du 1.6.1973, que la transformation de poste est une mesure administrative et non pas une promotion sur dossier.

Elle se permet d’insister sur le cas particulier des Assistants des Lettres, qui ne sont pas titulaires de l’Enseignement Supérieur et pour lesquels la transformation de poste ne représente pas seulement un avantage financier, mais aussi une assurance concernant la garantie de l’emploi.

Il se trouve, en outre que, selon les critères définis par le secrétariat et le Bureau du SNES-Sup, trois de nos syndiquées figurent en tête de liste des transformations possibles, dont l’une a déjà été victime de manœuvres en raison de ses opinions politiques et syndicales ; la Section Reims-Lettres du SNES-Sup vous serait particulièrement reconnaissante, de veiller à ce que ces enseignants ne subissent aucun préjudice du fait de leur appartenance syndicale.

Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de nos sentiments respectueux.

Pour le Bureau, Le Secrétaire de Section.

P. Guérémy .

La prévention fut efficace. Aucune manœuvre ne put empêcher ma titularisation.

De la Praxis pédagogique et ses problèmes…


II. Extraits de lettres adressées aux instances administratives, syndicales, dans lesquelles j’essayais de poser des problèmes pédagogiques. Toujours d’actualité, étant donné que deux logiques s’affrontent en permanence dans l’enseignement : celle de la structure et celles de la pédagogie (les répétitions d’une année sur l’autre en témoignent). La première tente de résoudre des problèmes d’organisation, et les contraintes sont grandes, la seconde, plus souple, cherche, entre autres, des solutions pour remédier à certains problèmes d’organisation technique, sans renoncer à ses visées.

Ne parvenant pas à transférer sur le site la numérisation des lettres originales, en attendant de trouver la solution, je commencerai par publier des extraits de lettres diverses qui témoignent des difficultés de l’Université, qui de manière permanente,  se heurte au manque de moyens, quelle que soit la couleur politique du gouvernement, mais aussi à des contraintes systémiques. Ce qui n’empêche pas les médias, les politiques, etc., de déplorer le manque d’initiatives, les « blocages » à la modernisation. Et caetera.

Il n’est pas possible de réformer efficacement l’enseignement, ni même d’en parler, si on ne connaît pas l’institution de l’intérieur, si on ignore la fatigue nerveuse d’un cours interactif, et ce quel que soit le nombre d’élèves. Quand j’ai quitté l’enseignement secondaire, je le répète, j’ai eu le sentiment d’avoir abandonné le bagne. Un ami saint-cyrien et poète qui désirait quitter l’armée pour l’enseignement, prépara l’agrégation d’histoire, fit un stage d’un mois dans un lycée. Il ne cessait de répéter que c’était vraiment très fatigant nerveusement, qu’il comprenait la fatigue de sa  mère (enseignante)… Il renonça à quitter l’armée.

*

II. 1. Manque chronique de moyens ET contraintes systémiques

L’U.V. de licence 418 sur les Avant-gardes (Programme des années 75) dont j’étais responsable, est un bel exemple des difficultés auxquelles se heurtent les rénovations pédagogiques. Je précise qu’à Reims, nous (département de français, SNES-Sup) avions dû ferrailler pour introduire le système des Unités de valeurs (U.V.), une sorte de service à la carte, qui aurait facilité, entre autres, les ‘reconversions’.

J’ai retrouvé une lettre de 1975, adressée à M. ANTORMARQUI, Administrateur provisoire de l’U.E.R, concernant cette U.V. Comme je l’ai dit, l’U.V. 418 était présentée comme une U.V. expérimentale, dirigée par trois enseignants, présents durant trois heures. L’U.V., obligatoire pour les étudiants de français, niveau licence, était ouverte à des étudiants d’autres disciplines, de même niveau, elle avait donc un double statut U.V. obligatoire / U.V. optionnelle. Elle fut très fréquentée par les étudiants allemands (politisés), une vingtaine dans les années 75 à venir à Reims. Dix-huit participèrent aux «cours dialogués» et au travail en atelier. Trois étudiants de médecine et un philosophe, aux motivations hétérogènes devinrent des étudiants assidus. Nous avions donc scindé le groupe d’environ 40 étudiants en deux pour les travaux pratiques. MAIS, en fin d’année, seuls les 18 étudiants de français se présentèrent à l’examen dans la cadre de la licence.

Ne tenant pas compte de la présence des étudiants étrangers et d’autres disciplines, on nous reprocha d’avoir scindé le groupe pour « 18 étudiants » seulement ! J’écrivis donc pour rectifier «l’erreur».

Extraits de lettres

Après avoir expliqué le caractère expérimental de l’ U.V., je fis un certain nombre de remarques qui débordent largement la question locale :

« Pour résumer : 18 étudiants ont présenté l’U.V. dans le cadre de la licence, mais le nombre de participants a toujours été plus élevé.

Si à la rentrée prochaine, nous n’obtenons pas 5 heures pour cette U.V. [cours+ TP], nous ne continuerons pas l’expérience.

Je ne défendrai pas la forme expérimentale de l’U.V., je ferai simplement remarquer que cette U.V. connaît une audience locale certaine, favorisant l’interdisciplinarité, et que, d’autre part, elle associe de manière très étroite l’enseignement et la recherche. G. Scarpetta travaille sur les avant-gardes françaises contemporaines, J. Epstein (CNRS), sur les avant-gardes cinématographiques et moi-même sur les avant-gardes allemandes et russes des années vingt-trente. Cette U.V. permet donc la confrontation des hypothèses de travail et des résultats.

L’Université à qui l’on reproche, par ailleurs son conservatisme, son manque d’initiatives, etc., est-elle condamnée à ne jamais innover faute de moyens ? (et dans notre cas, il s’agit de 3 heures supplémentaires !).

L’innovation resterait-elle un privilège parisien, vincennois ?

De plus, nous avions l’intention d’ouvrir certaines parties de l’U.V. à l’Université du 3e âge en 1975-1976 ».

Réponse manuscrite dans la marge de la lettre :

« Il n’est pas possible dans l’état actuel de nos finances de financer une U.V, même ‘expérimentale’ à raison de + de 3 h pour 18 étudiants ou 25 étudiants dont des auditeurs libres. Dans tous les domaines, quelles que soient les circonstances, il faut toujours (double souligné) faire des choix ».

L’UV est donc revenue à une forme plus traditionnelle, moins coûteuse pour l’U.E.R, au grand regret des étudiants/tes, prêts à la défendre.

Mais, le manque de moyens n’explique pas tout. Dans un compte rendu du Conseil de Département de français du Jeudi 27 novembre 1975, que j’avais oublié, il était question, de supprimer une majorité d’U.V. optionnelles, pour pallier, entre autres, les manques des étudiants.

« Les enseignants de Littérature française remarquent que les étudiants ignorent tout de l’histoire littéraire.

1° sur les deux options offertes actuellement en 1ère année, l’une deviendrait une U.V. obligatoire d’histoire littéraire à laquelle pourrait participer des enseignants d’autres sections (par exemple, la Littérature comparée). Ce serait une U.V. de 4h 30.

[…]

2° Il faudrait réduire les U.V. optionnelles à une seule par section, mais en augmenter l’importance, 4.30 au lieu de 3h.


Les U.V. optionnelles oxygène des étudiants (pouvoir choisir et s’ouvrir à autre chose que sa discipline) et des enseignants (enseigner sur un sujet de prédilection, polar, poésie… ) butaient aussi sur des problèmes d’emploi du temps. L’U.V. 418  intéressait des  étudiants d’histoire, de philosophie, d’allemand, mais leur emploi du temps leur interdisait de s’y inscrire. Sans parler de l’organisation des examens ! Progressivement donc, les contraintes du système, obligeaient à revenir à des modes de fonctionnement plus traditionnel. Le dilemme est permanent. L’interdisciplinarité, pourtant nécessaire, l’ouverture de l’Université sur l’extérieur, et autres grands principes semblent devoir rester des idées utopiques de rêveurs, l’année universitaire n’est pas extensible, parce que le temps n’est pas extensible.

II. 2.

13.5.87. Extrait de lettre à P. Guérémy (géographe), syndicaliste du SNES-Sup, pour protester contre des suppressions d’Unités de valeur (UV) pour satisfaire à des critères administratifs .

« […] MAIS une question se pose alors : le critère administratif est-il un bon critère pédagogique ? C’est étrange et fascinant, de constater que TOUTE institution finit par fonctionner de manière autonome, en oubliant ce pour quoi elle est destinée ! Dans les hôpitaux, tout est organisé en fonction des horaires des laboratoires, médecins, aussi te réveille-t-on à 6h du matin, alors que tu es malade ! Certaines facs organisent les cursus en fonction des problèmes administratifs. (Un bon exemple des contraintes de la structure).

Question : d’un point de vue pédagogique, on pourrait peut-être se demander si le Contrôle continu doit nécessairement déboucher sur un examen final dans TOUTES les disciplines. Ne faudrait-il pas repenser le système des examens, faire des propositions au ministère en fonction de l’expérience acquise ? C’est parce que Reims interprète tout à la lettre que le système des examens devient de moins en moins gérable. Pourquoi ne pas explorer des solutions pédagogiques ?

Prenons un exemple : l’UV 415 qui se compose d’un cours général (Chardin), de deux sous-cours + TD, portant sur des sujets particuliers : le Picaresque, le Réception ou le Conte ou …, l’examen ne porte que sur le cours de Philippe, seul moyen pour lui de vérifier l’acquis. Dans les deux autres cas, c’est la note de contrôle continu qui est prise compte. Normalement, il devrait y avoir 3 examens, puisqu’il y a trois sujets différents. Suivant l’enseignement et l’enseignant, le système peut fort bien être amélioré, assoupli, SANS DOMMAGE pour les étudiants. Par exemple, en 418, la présence obligatoire aux travaux pratiques où s’expérimente l’analyse des textes est une forme de sélection, ne viennent que ceux/celles prêts à s’investir. En fin d’année, ils me remettent un dossier qui me permet de vérifier le travail global et l’acquis méthodologique, l’examen n’a pour moi qu’un intérêt mineur. Je pourrais m’en passer. Les organisations rigides ne visent-elles pas plutôt à se donner bonne conscience ? […] »

II. 3.

Années 1988-1989. Extraits de lettres adressées à la Directrice de la Faculté, posant différents problèmes et à nouveau la question du critère administratif.

Examens et UV optionnelles

Avec le système des UV, l’organisation des examens était devenue ingérable, un seul étudiant de géographie qui avait opté pour une UV optionnelle de Littérature comparée, pouvait gripper le planning, allonger la période des examens et donc réduire la durée des cours. La solution administrative classique visait la suppression de l’obstacle, en ce cas, la suppression de l’option (une forme intéressante d’ouverture sur une autre discipline); de mon côté, la venue d’étudiants d’autres disciplines me paraissait positive, je pensais donc qu’il fallait repenser la question de l’examen en fonction de la discipline.

a) « Au sujet de la fraude lors des examens qui vous préoccupe tant : je pense qu’on devrait distinguer les UV à risques* et les UV sans risques. Je m’explique avec un exemple. Généralement, dans le cadre du Contrôle continu, je fais faire des dossiers, mais étant donné le nombre d’étudiants en 2e année, j’y avais renoncé pour le 2e groupe, ne pouvant pas corrigé 40 dossiers en juin. J’ai donc fait faire un devoir sur table (durée indéterminé + 6 heures si). Ils devaient appliquer la méthode de Propp à un récit ‘mythique’. J’avais autorisé toutes les notes, y compris le texte théorique de Propp, dictionnaires, etc. Je les ai observés, tous ont consulté l’ouvrage de Propp. MAIS, à la correction, il y avait une différence majeure entre ceux qui avaient travaillé sérieusement sur Propp et qui donc maîtrisaient la théorie, et ceux pour qui la consultation était une première lecture. C’est ce que j’appellerai une UV sans risque.

[* risque = fraude dénoncée par les ‘collés’, «moi je suis collée parce que je ne triche pas ! », propos souvent accompagnés de larmes… Une source d’étonnement pour ma génération qui trouvait normal d’être collée, sans en faire un drame. Je leur répétais que j’avais été collée 3 fois en thème allemand pour UNE faute de grammaire (Le professeur Colleville était intraitable) et que j’aurais trouvé indigne de verser une larme. Je me remettais au travail  pour éviter UNE faute de grammaire. Manifestement, les temps changeaient et les mentalités étudiantes aussi.]

Au vue de cette expérience, je me demande si les UV à risques ne sont pas aussi des UV trop répétitives. Je suis convaincue qu’on devrait pouvoir trouver dans toutes les disciplines des sujets qui permettraient de vérifier les acquis sans pour autant obliger les étudiants à répéter les cours. Dans le cas où cela n’est pas possible, l’UV pourrait être considérée comme UV à risques, et surveillée par une personne de l’extérieur et un enseignant.

Mais,  je vous entends ! Un nouveau critère viendrait encore compliquer l’organisation des examens. À Jussieu, les étudiants ont 25 UV, ils organisent bien leurs examens !

Je pense qu’il faudrait repenser le problème des examens. Vieux problème 68tard et toujours actuel.

b) Un autre problème qui, lui, devient crucial avec l’accroissement du nombre d’étudiants : la fameuse semaine d’information pour les étudiants. En Français, pour les premières années, on a poussé le zèle jusqu’à émietter l’information sur la semaine, faisant bon marché du temps des enseignants. Il est évident qu’il est devenu impossible de demander à Mme Lobjoit [Secrétaire du département de Français] d’assumer seule les inscriptions, mais j’estime que ce n’est pas à nous de le faire, mais aux étudiants.

En Allemagne, mais pas seulement, les étudiants versent une cotisation à un organisme qui les représente l’ASTA, qui prenait en charge, quand j’étais Heidelberg, l’information, la notation des enseignants, voire la création de crèches, etc. C’est une grosse machinerie qui accomplit un énorme travail. Quand j’étais étudiante, à la Sorbonne, il existait des CORPO qui nous apportaient aide et conseils. Pourquoi ne pas tenter de renouer avec cette tradition. Ne pourrait-on pas envisager le versement d’une cotisation (40-50 frs) reversés ou versés directement aux départements qui pourraient s’en servir pour payer des vacations à des étudiants de 3e année qui, à la rentrée, se chargeraient d’informer leurs camarades ?

Ceci aurait le mérite :

1) d’impliquer les étudiants sans faire appel à leur « dévouement » (j’ai horreur de cette notion) ; et peut-être de développer une dynamique (plus de solidarité, conscience plus grande de leurs responsabilités à l’intérieur de la fac, etc.);

2) d’économiser le temps des enseignants dont on fait un usage de plus en plus inconsidéré ;

3) de briser la dynamique mater-paternalisante qui se met en place et que je trouve dangereuse sur tous les plans : pour les étudiants, il s’agit d’un assistanat infantilisant. Quant aux enseignants, ils deviennent corvéables à merci, ce qui a pour effets évidents de secondariser l’enseignement supérieur. Après le lycée, la liberté universitaire me comblait, même si cette liberté avait un prix !

Je pense par ailleurs que les séances d’information devraient se faire avec les enseignants du secondaire, se passer hors nos murs, un enseignant du supérieur pourrait présenter nos exigences, nos attentes. Ce qui aurait le mérite de sensibiliser les enseignants du secondaire aux problèmes de formation des élèves de plus en plus appelés à aller à l’Université cette voie de garage pour chômeurs potentiels, (ne nous cachons pas cette vérité). […]

J’aimerais bien ne pas être seule à résister sur cette pente dangereuse. Non seulement, on nous a dévalorisés moralement et financièrement, mais on fait de plus en plus appel à notre dévouement, je me considère comme une salariée et non comme une missionnaire, dans un métier où précisément (moi y compris) on a tendance à s’auto-exploiter.

30.3.88

Puisque ma lettre s’est perdue sur mon bureau, j’ajouterai une autre suggestion.

Ne pourrait-on envisager la création d’un DEUG européen, en vue de 1992 ? Un DEUG de culture générale, avec trois langues, ce qui permettrait à des étudiants européens de rédiger dans leur langue, au même titre que les Français. Dans ce DEUG, il faudrait ne pas oublier la culture scientifique, sous forme de cours sur l’Histoire des sciences par exemple, car je trouve aberrante, en cette fin de 2e millénaire, cette absence de culture scientifique chez les littéraires. Évidemment, les comparatistes se tailleraient la part du lion, étant donné leur vocation transculturelle. Ce DEUG pourrait déboucher sur la création d’atelier de traduction, en rapport avec des maisons d’édition.

Je souligne culture générale, car les DEUGs professionnels sont une illusion, sécurisante pour certains, dans une société où personne n’est capable de nous dire quelles sont les professions d’avenir dans les cinq ans à venir ; ce qui explique qu’en 1988, il manque dans le Génie civil (pour prendre un exemple que je connais) de la main-d’œuvre qualifiée à tous les niveaux ! Quoi qu’il en soit, il importe de penser notre avenir en fonction de 1992.

Un dernier grain de sel : je ne pense pas qu’il faille renforcer les DEUGs. QUAND peuvent-ils travailler ? D’autant que les étudiants rémois sont nombreux à gagner leur vie. Il faudrait diversifier les DEUGs, mais non les alourdir.»

Proposition restée sans échos. Farfelue ?


La question des conditions de travail du personnel administratif.

« Quelques remarques au sujet de l’informatisation des résultats, mais peut-être vous a-t-on déjà dit ces choses… Il faudrait repenser le problème. Au lieu de faciliter le travail, l’informatisation le complique ! Il faudrait à mon sens, un double système : P(procès)V(erbal) comme les années précédentes et archivage des données APRÈS. Si une secrétaire craque et Mme Lobjoit était arrivée aux limites du supportable, tout est bloqué. En octobre, l’informatisation + la globalisation des 1e et 2e années qui complexifient singulièrement le travail des secrétaires + les inscriptions, les demandes des étudiants… = l’enfer. Même quand nous ‘rentrons’ nous-mêmes des résultats, ce que nous avons fait pour 414, on allège à peine son travail. Ajoutons que la complexification des tâches des secrétaires ne s’accompagne d’aucune revalorisation salariale et statutaire. Il serait temps que l’Université fasse un rapport au ministère pour attirer son attention sur les conditions de travail dans les petites facultés […]. Je crois qu’il faudrait demander aux secrétaires de faire le bilan de l’expérience et repenser la question. C’est urgent ! L’informatisation doit simplifier les tâches et non les alourdir. »


[Note. Madame Lobjoit était la secrétaire du Département de Français. Sans elle, nous étions perdus. J’ai souvent raconté à son sujet la blague soviétique des deux lions à l’entrée du Kremlin. L’un, le moins intelligent, dévora une secrétaire, l’autre, plus futé, un bonze du Parti. Personne ne remarqua la disparition du bonze, mais tout le monde était à la recherche de la secrétaire, le lion dévoreur risquait gros …]

II.4.

Extraits d’un échange avec le Secrétaire départemental du SNES-Sup (novembre 1989) :

« au sujet de ta lettre. Oui, c’est ainsi, les gens voient ce que tu NE fais PAS, mais non ce que tu fais, ce qui explique que tu as reçu plus de lettres de protestation que de lettres de félicitations ! Quand je faisais du travail pour deux, personne n’a rien trouvé à dire, on devait penser que je prenais mon pied à faire des motions, à me battre dans les conseils, etc., à avoir des nuits sans sommeil par énervement. Maintenant que je ne fais rien, on se croit obligé de le remarquer ! Expérience intéressante ! Ma vie durant, je suis battue sur le plan privé pour qu’on ne considère pas les gestes que tu fais pour une raison ou une autre, comme un dû, et je constate que sur le plan public, c’est exactement la même chose avec des gens qui te sont étrangers ! Faut donc se dire, philosophiquement, que c’est humain, rien qu’humain ».

II. 5.

En avril 1989, je revenais sur la question des langues en Lettres modernes, dans une lettre à M. Chardin, nouveau directeur de la minuscule section de Littérature comparée.

« Une suggestion. Je pense qu’il faudrait revenir lentement aux langues en Littérature Comparée : textes étudiées dans sa langue et épreuve de langue comme on le faisait pour le certificat de LC dans les temps anciens… 1992 nous y pousse, et de plus, les étudiants de 2è année continue de n’avoir pas de cours de langue, or la maitrise d’une seconde langue doit devenir la règle en Lettres Modernes. On serait plus efficace sur ce plan que par notre participation aux autres UV, inaugurée l’an dernier. Si moi, j’ai eu plaisir à retrouver Nerval et les problèmes de traduction de la poésie, les étudiants de l’UV POÉSIE, eux, ont flotté ! On pourrait commencer avec les moyens du bord (anglais, allemand), si nous avons un poste, il faudrait recruter un hispanisant. En licence, je voudrais ajouter une heure ou 1/2 h et prévoir une épreuve de langue en anglais ou en allemand. »

II. 6.

En novembre 1989, je revenais sur les critères d’élimination dans une longue lettre à Michel Picard, Directeur du département de Français, que j’avais intitulée, Méditation d’une Martienne sur les changements en cours. Je reposais, entre autres, la question du critère administratif comme critère normatif.

« […] Revenons au problème : la nouvelle direction a tendance à aller dans le sens des directives gouvernementales, à tous les niveaux, les syndicalistes sont devenus eux-mêmes de bons gestionnaires sans couleur. […]

J’avoue que la suppression d’UV comme ROMAN et POÉSIE me paraît fou, d’un point de vue, non pas administratif, mais pédagogique. Pouvoir choisir entre l’une ou l’autre est quand même important. Pourquoi dès que le nombre d’étudiants augmente, se croit-on obligé de supprimer les avantages du système à la carte ? Le département d’anglais serait-il le modèle enviable ? Avec ces UV, les enseignants se font plaisir, dit-on, et alors ? Comme si le plaisir n’était pas une condition d’un enseignement de qualité. Dans l’UV obligatoire, lourde de seconde année, j’ai peu de plaisir à enseigner, et je puis t’assurer que l’atmosphère n’est pas la même que dans l’UV 418 ! C’est aussi le plaisir d’enseigner qui génère le plaisir d’apprendre ! Supprimer ces deux UV, revient à pénaliser les enseignants responsables, enseignants qui ploient sous les charges de la Première année ! Ces UV sont leur ballon d’oxygène !

Enfin, il serait quand même ‘BIEN-séant’ de mettre les étudiants dans le coup ! Ils ont peut-être des choses à dire, les UV optionnelles ne représentent-elles pas pour eux, aussi, un peu d’oxygène ? J’ai posé la question en 418, ils trouvaient le nombre des optionnelles trop réduit à Reims. Sont-ils les seuls ?».

Dans la même lettre, je posais un problème plus général dont voici les termes. Je m’interrogeais sur le COMMENT

« empêcher, freiner, les dérives, et surtout l’intériorisation d’une culpabilité rampante que je ne parviens pas à comprendre ; car même si on ne fait pas de zèle, on fait plus de quarante heures par semaine, or nos salaires sont ridicules, je finis sur le salaire d’un débutant (on a offert à mon neveu 11 000 F, lui qui n’a pas encore fini ces études !). […] Parfois, je me demande si je ne suis pas martienne, car je ne comprends pas les collègues. Pourquoi acceptent-ils d’être culpabilisés ou pis, de l’être au point de vouloir culpabiliser les autres. […] Culpabilisation bien orchestrée par les médias à travers la hiérarchisation des facs, comme si on pouvait obtenir les mêmes résultats avec des étudiants préparés dans les grands lycées parisiens et des étudiants de milieu modeste, que le niveau scolaire de la région champenoise a contribué à déclasser. J’ai écrit au Monde dans ce sens, évidemment ils font silence. […]

Je crois qu’il faudrait qu’on constitue un noyau de résistance pour freiner la dérive vers l’université-entreprise-rentable, au moins au niveau du département. Je manque de temps pour une action de plus grande envergure, aussi longtemps que je n’aurai pas bouclé le travail en cours. Il n’est pas normal que l’emploi du temps de notre collègue Prince soit aussi fragmenté, il me disait avoir été plus disponible quand il était au lycée avec ses 14 heures que maintenant. Je rencontre Wieczoreck qui me dit, ne plus avoir le temps de faire la moindre recherche… Je me moque de savoir si certains enseignants ne font plus de recherche depuis des lunes, toutes les professions ont leurs brebis, les étudiants ont aussi un rôle à jouer, qu’ils le fassent.

C’est d’autant plus écœurant, que j’ai deux amis scientifiques dont l’un à Orsay, à qui on ménage des plages de temps libre importantes, précisément pour qu’ils puissent faire de la recherche : l’un fait 150 heures sur UN trimestre, il est libre à partir de Février […] On transforme les facultés de Lettres en entreprise, fabricant au rabais les futurs enseignants, alors que l’Europe est à nos portes, que les universités doivent être aussi des lieux de réflexions théoriques. Qu’il faille changer en fonction des nouveaux étudiants, d’accord, mais qu’on réfléchisse aussi un peu sur les implications de certaines réformes, car enfin, comment peut-on faire un enseignement du supérieur, quand on a plus de 3 programmes différents ? En fait, on transforme les facultés en collège littéraire, les choses importantes se faisant ailleurs. Dans les grandes écoles !

Par moment, je me demande s’il ne faudrait pas prendre l’initiative d’un manifeste pour dénoncer l’université qui se met en place sous couvert de modernisation. Cette université tend à développer un modèle de prof, bon technocrate, je n’ai rien contre, à condition que ce type de prof ne tende pas à éliminer des esprits plus aventureux. Non pas défendre l’université de papa, mais développer l’université comme lieux de réflexion, ce n’est pas élitiste, mais vitale. Évidemment, ça dépend des profs, mais encore faut-il que la diversité des approches, des conceptions soit possible. Quand tu penses que quelqu’un comme Miguel Abensour, collègue de la fac de droit, connu par ses travaux dans le champ de la Philosophie politique, ne trouve pas preneur sur la place du savoir, tu t’interroges…

J’ai le sentiment qu’on va encore rater la modernisation. Exemple : en 1992 naîtra l’Europe. Les langues vont devenir de plus en plus importantes. Au niveau microscopique, on aurait pu en Littérature comparée accroître la place des langues, au lieu d’étendre la L.C (comparée) à d’autres UV, Roman, Poésie, c’est-à-dire en fait prendre des heures à nos collègues Pillu, Prince, [responsables de l’UV ROMAN] et aggraver ainsi leurs conditions de travail, on aurait pu redonner à la L.C la dimension linguistique qui était la sienne, quand j’ai préparé le certificat de L.C à la Sorbonne, on travaillait sur les textes en langue. J’aimerais parfois sonder le ventre des motivations ! Dire, vous aurez une épreuve de langue, sans leur donner des moyens de parfaire leurs connaissances en langue, c’est du replâtrage autoritaire, dont les étudiants sont conscients. »

J’achevais cette longue lettre ici réduite sur les effets de l’enseignement de l’UV 418, dans laquelle j’avais analysé des textes de Ph.K. DICK (Programme années 80). Une manière oblique de répondre au dédain de La science-fiction par des collègues universitaires. 

« sur le plan pratique : des étudiants qui enseignent, se servent du travail fait en cours et parviennent à faire travailler, avec passion, des élèves de LEP, l’une d’elle a travaillé sur le Temps désarticulé de Dick, et les élèves ont marché à fond, alors que personne ne parvenait à leur faire faire quoi que soit ; la même expérience m’a été décrite par une collègue luxembourgeoise (ex-étudiante rémoise que tu as peut-être connue, Manon Simon) ; enfin, et ce fut pour moi une surprise, étant donné ma capacité ‘naturelle’ à fictionner, la SF débloque leur imaginaire et donc quelque part leurs rapports à leur propre inconscient. Ils/elles me disent, « on est d’abord bloqué, on abandonne le livre, (Dick souvent), on se dit c’est fou, c’est pas possible… Et puis on y revient, pour relever un défi et parce qu’on a opté pour l’UV. Le blocage surmonté, après, c’est formidable ! ». Ils découvrent leur ‘fantasmatique’ à travers des préférences pour tel ou tel bouquin, se mettent à fictionner des situations impossibles, pense la société à travers les bouquins lus, le plus souvent très critiques !

Ça recoupe quelque part ta problématique de la littérature-jeu. […]

Je pense qu’il faudrait aussi donner une place au théâtre, à la pratique théâtrale, surtout pour de futurs enseignants, et ne serait-ce que pour améliorer leurs prestations orales, ils sont coincés dans leur corps, leur imaginaire, çà leur donnerait confiance en eux. Mon beau-frère a mis en scène, au Maroc, une pièce avec des aveugles, les changements physiques/psychiques faisaient miracle.

On peut rêver…

Comme je pense que tous les pouvoirs ont un flair infaillible pour détecter ce qui les menace, je me demande si ce type de réformes utilitaristes ne visent pas à mettre les futurs citoyens à l’abri des effets de la littérature, de l’art… Gauche, Droite, même combat ! »

*

… au plus théorique

III. 1

Lettre à Marcel Détienne, auteur de l’Invention de la mythologie. Une manière de donner un aperçu sur le travail qui m’absorba corps et âme, durant une quinzaine d’années.


Paris, le 10 mars 1996

Monsieur,

Relisant L’invention de la mythologie, et conjointement, l’ouvrage de Luc Brisson [Platon, les mots et les choses, Comment et pourquoi le mythe, Paris, La Découverte, édition, revue et mise à jour 1994, (1ère édition 1982)], j’ai pris connaissance de la polémique déclenchée, en son temps, par votre ouvrage. Elle m’avait échappé, car à l’époque de sa lecture, j’avais déjà abandonné le mythe, objet d’un corpus proposé aux étudiants de seconde année. Voici ce que j’en dis dans un travail en cours où je commence par faire l’historique de ma démarche :

« Dans les années 75, j’avais proposé aux étudiants de deuxième année, un programme sur le conte, ensuite sur le mythe. Pour tenter de cerner l’objet mythe, j’avais associé des récits de sociétés  »exotiques’, sociétés dans lesquelles ces récits assumaient des fonctions diverses et repérables, et des mythes de la tradition occidentale (celtiques, mésopotamiens, grecs en particulier), ces derniers étant sources et modèles privilégiés des discours sur ‘LE Mythe’ en Occident.

Durant cette phase, en particulier dans le travail sur le mythe, s’accumulèrent durant trois ans, des masses de questions, induites — en partie — par une contradiction entre le théorique (comme discours-sur) et l’empirique (les récits analysés). D’une part, l’analyse des récits ne posait pas de problèmes majeurs — certains, même nombreux, fonctionnaient (en partie ou en totalité) comme des contes de type proppien — et de l’autre, le taxon mythe et les fonctions qui lui sont traditionnellement attribuées, devenaient toujours plus problématiques. Le rapprochement incongru de récits empruntés à des aires culturelles différentes, à l’ethnologie en particulier, avait eu pour effets de problématiser et le discours sur le mythe et la notion même de mythe avec ses fonctions traditionnelles. C’est-à-dire en fait, de mettre à bonne distance une notion grecque qui servait de taxon à prétention universelle, pour caractériser un certain type de récits, appartenant à des cultures radicalement différentes. […]

De plus, les discours occidentaux, par ailleurs si contradictoires, sur LE Mythe, planaient à des hauteurs telles qu’on ne savait plus de quoi il était question. Était-ce un discours ? un récit ? un discours religieux ? une forme de logique et, dans ce cas, de quel type ? Je soupçonnai cette notion d’assumer une fonction plus idéologique que théorique. Mais sans plus. J’abandonnai le corpus, très perplexe.

À l’époque, je n’ai pas songé à faire l’analyse de cette contradiction. La perplexité se doublant d’une certaine confusion. Cette exploration instrumentale (enseigner-sur), avait d’une certaine manière et à mon insu renforcé de ces idées qui relèvent de la philosophie spontanée, inconsciente, à savoir que la pensée mythique était une forme de pensée ‘primordiale’, dont on ne pouvait émerger qu’au prix d’un travail critique-toujours-recommencé. Dépourvue de connaissances préhistoriques, je devais porter en moi l’image, elle aussi courante, pour ne pas dire hégémonique, bien que grotesque, d’un humain qui, dans ses commencements, devait comme les enfants (comparaison obligée) confondre (entre autres choses) des interprétations mythiques du monde et le réel. Selon une autre hypothèse très répandue, d’évidence, que l’ontogenèse reproduirait la phylogenèse. Hypothèses qui ont conduit à des conclusions hâtives : le primitif étant à l’espèce humaine, ce que l’enfant est à l’adulte.

Images floues, implicites, chargées d’implications idéologiques comme toutes ces images culturelles qui nous habitent ou nous “pensent” à notre insu, quand on ne prend pas soin de les penser. Implications latentes qui, parfois à l’insu du sujet, s’explicitent. Par la suite, j’ai constitué des centaines de fiches témoignant de ce darwinisme philosophique qui irrigue tant de travaux occidentaux, même récents, post-lévi-straussiens sur le mythe, le sauvage, la pensée magique, mythique, la pensée imagée qui n’est pas capable, pas encore capable de s’élever à l’abstraction, l’alpha et l’omega de toute pensée digne de ce nom, dans une pensée ethnocentrée de l’abstraction, aux effets pervers dans leurs rapports aux Autres.»


Donc, quand votre livre parut en 1981 (date à laquelle, j’avais abandonné le mythe à son destin d’objet insaisissable), les conclusions auxquelles vous étiez parvenu, venaient conforter mes doutes. Par ailleurs, cet ouvrage d’helléniste, c’est-à-dire de spécialiste, confortait la généraliste que je suis, occupant un poste de Littérature comparée, je n’avais pas déliré en doutant de l’existence du mythe comme récit spécifique.

Dans les années 84, je suis revenue au mythe dans le cadre d’un travail personnel. Avec la naïveté de l’idiot deleuzien (naïveté qui a le mérite de produire un regard interrogateur et distancé). Les doutes que j’avais nourris se trouvèrent renforcés. En toute innocence, j’entrepris de vouloir remplacer cette notion chewing-gum, par une catégorie celle de l’Oblique, forgée dans le cadre de l’étude des avant-gardes des années vingt. Une manière de tenter de déplacer des questions. Et, après dix années de pérégrinations temporelles et spatiales dans les récits dits mythiques, je suis toujours plus convaincue de l’inanité de la notion de mythe.

Je tente actuellement de démolir cet objet dans un de mes chapitres. (D’où la relecture de votre ouvrage). Chapitre devant lequel j’ai toujours reculé, parce que je ne connais rien de plus ennuyeux, que d’avoir à s’imbiber de ces métadiscours sur le mythe pour en faire la critique. Métadiscours qui contiennent leurs anthropologies, souvent douteuses, de Mircea Eliade à Georges Gusdorf, ces références obligées des discours sur le mythe.

Quand je suis proche de l’asphyxie, je m’oxygène en faisant retour de temps à autre, à l’analyse de récits ‘exotiques’, amérindiens, en particulier, qui constituent un bastion de résistance. On comprend que Lévi-Strauss ait pu construire son île en quittant les océans mythiques de l’Occident gréco-chrétien. On mesure aussi l’ampleur de l’entreprise. Mais, le propos de Lévi-Strauss fut moins de définir le mythe comme récit spécifique, que d’explorer ce qu’il considérait être le fonctionnement de la pensée à “l’état sauvage”. Ce qui revenait, notons-le au passage, à transmuer des formes de production symbolique en structure de l’esprit. Aussi, s’est-il peu soucié de l’état des corpus, ou plus exactement, il s’en est accommodé, et en fin de compte, il a tiré de son point de vue, le meilleur parti du corpus tel qu’il était, sans se soucier de ce qu’il aurait pu être. D’où la cohérence de l’entreprise qui visait aussi à construire une machine de guerre contre les prétentions occidentales à LA Rationalité.

S’il est vrai que Lévi-Strauss a ouvert la voie en arrachant le mythe à son sérieux sacré, fonctionnant sur des systèmes d’oppositions fragiles il n’a pas défait ce type de discours. La critique du structuralisme comme système a-historique, sans sujet, permet trop souvent, non pas d’en pointer les limites, mais de revenir à une tradition menacée.

Sur des objets aussi problématiques, il faut soi-même refaire certains parcours, avant de saisir le bien-fondé d’assertions apparemment hérétiques. En fait — et de manière quasi systématique — on peut dire qu’il suffit qu’on pense avoir trouvé un critère plus opératoire qu’un autre, cernant une différence qui paraît fondamentale à un moment, pour que des ‘mythes’ ou des ‘contes’ viennent s’en amuser. Invariablement, ce critère vient buter sur des récits exotiques qui refusent de se prêter au jeu. Malgré ces pieds de nez facétieux de l’empirie, personne ne semble vouloir renoncer à ces taxinomies.

Explorant le terme mythe dans les dictionnaires, entre autres théologiques, examinant les fichiers des bibliothèques, j’en suis venue à penser que le XXe est LE siècle mythifié /mythifiant par excellence. Non pas retour du sacré (comme il est dit), mais son renforcement dans la répétition multipliée du même.

Laissant les mots, je revins résolument aux choses pour éviter les pièges sémantiques qui font des mots des ‘réalités’. Comme y invitait de Saussure. Et les choses, c’étaient les récits eux-mêmes, leur fonctionnement, leur statut…

En allant des formes obliques modernes (récits extra-ordinaires) aux formes traditionnelles et vice-versa, les soupçons flous que j’avais nourris devinrent certitude. Le mythe comme récit spécifique ça n’existe vraiment pas ! C’était une invention qui avait des fonctions dans la pensée occidentale, du XXe siècle en particulier, et dans l’économie intellectuelle/psychique de nombreux sujets pensants. Et aussi, un artefact réifié du discours performatif (ceci est un mythe, ceci n’est pas un mythe..., ceci est un mythe dégradé en conte… Et d’apporter ses ‘preuves’, “ce récit est moins cosmique” que le précédent désigné comme mythe… et donc, c’est un conte).

Comment se débarrasser d’un objet aussi juteux en cette fin de 2e millénaire ? Folie ? Utopie?

[…]

C’est en prenant connaissance de la polémique que votre livre avait déclenchée, que j’ai mesuré l’insensé de mon entreprise. J’ai toujours su que je m’aventurais sur des terrains minés ! Ce ne sont pas des mines, mais des chars d’assaut qui veillent sur le mythe ! L’enjeu étant économique.  Aussi.

Mon point de départ est très différent du vôtre, et ma démarche aussi. Mais les conclusions se recoupent. Comme elles recoupent, celles de nombreux américanistes, dont Franz Boas.

J’espère ne pas vous avoir trop ennuyé. Ni trop embarrassé par mes questions.

Croyez, Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

P.-S. Sur le sexe des récits ‘mythiques’.

Je ne pensais pas qu’on pût généraliser le constat que vous aviez fait dans un entretien radiophonique sur France-Culture. Dans la littérature « exotique » AUSSI, les récits mythiques, ces paroles-dites-off, venant d’un passé lointain, transmis par des machines enregistreuses, sont, ne sont que des discours au masculin, sur le monde, sur les femmes, sur les hommes eux-mêmes et leurs difficultés avec le féminin. Ces récits constituent une riche panoplie de fantasmes masculins, singulièrement répétitifs ! Universellement répétitifs. Paroles au masculin, «recommencées» en permanence, en vue de maintenir un certain ordre, toujours menacé par le féminin ? En bref, une imposture généralisée, qui transforme la parole singulière d’une moitié de l’humanité en parole de l’humanité tout entière. Les conditions de la collecte des récits dans le sociétés « traditionnelles » contribuant à accréditer l’imposture, la voix des femmes étant «naturellement» absente. C’est précisément cette absence qui a permis à de trop nombreux anthropologues, ethnologues d’imposer ces paroles comme paroles de LA communauté, passant sous silence les conditions de la collecte. Bateson y fait allusion dans la Cérémonie du Naven, il s’était fâché pour avoir le droit d’interroger les femmes qui selon les hommes n’avaient rien à dire. En 1930, c’était un pionnier. Les femmes ethnologues, aussi ont négligé les femmes. Denise Paulme regrettait en 1977 de n’avoir pas «travaillé avec les femmes». Outre l’habitus dont Bourdieu a montré les mécanismes qui participent de la reproduction des représentations aliénantes, il faut ajouter le statut ambigu de la femme ethnologue à l’intérieur de la discipline et sur le terrain. Robert Delavignette tenait Denise Paulme pour “un honnête homme” !

La perte n’est pas mesurable, des points de vue anthropologique, sociologique d’abord, car là où des chercheurs s’intéressent aujourd’hui à cette parole, on entrevoit d’autres représentations. Souvent critiques à l’égard de la gente masculine ! Du point de vue littéraire ensuite. Ce dont témoignent les travaux de Milan Stanek* chez les Iatmul, qui rapportaient des récits au féminin, ouvrant sur des imaginaires nouveaux dans le champ ethnologique. 27 femmes sur 49 personnes y furent interrogées. Le récit qui met en scène des rapports fille/mère, Ammuyaragwa, est un beau poème où s’engendre le fabuleux. La conteuse avait manifestement plaisir à évoquer l’apparition de la mère-donatrice, la plantureuse plénitude de cette généreuse forêt qui glisse sur l’eau du lac, en fouette les vagues. Un regard de femme sur la femme nourricière, source de vie, pensée sur le mode analogique, avec la nature**. Eluard eût aimé.

De plus, même quand, dans les sociétés à écriture, des récits peuvent être repérés, comme récits au féminin, il faut la patiente rigueur d’historien/nes pour y retrouver une parole de femmes. Tel le récit du Petit chaperon rouge***.

En guise de conclusion, une citation de sociologue africain :

« … Je dirai simplement comment j’ai été amené aux choses des femmes. Un jour que j’interrogeais un vénérable vieillard, sur les rites initiateurs chez les Bëti, une femme d’environ quatre-vingts ans vint s’asseoir à côté de moi et me dit sans ambages: “Mon fils, pourquoi oublies-tu la femme ? Fœtus, je te porte dans mon ventre, bébé je te porte sur ma poitrine; enfant, je te porte sur mon dos ; adulte, je te porte sur mes genoux (allusion à l’acte sexuel) ; et quand je cesse de te porter, c’est que tu es mort ! Pourquoi oublies-tu la femme ?»

« C’est à partir de cette question angoissante que j’évolue avec timidité dans le monde des femmes bëti et notamment dans un domaine particulièrement délicat: celui du rituel.»

Henri NGOA, in Colloque d’Abidjan sur Les rites féminins chez les Bëti, Région du centre-sud au Cameroun, 1985:9

* STANEK Milan, Sozialordnung und Mythik in Palimbei, Bausteine zur ganzheitlichen Beschreibung einer Dorfgemeinschaft der Iatmul, East Sepik Province, Papua New Guinea, Bâle, Basler Beiträge zur Ethnologie, Musée d’Ethnologie, 1983, Bd.23.

** Je publierai ultérieurement l’analyse de ce récit.

*** Cf. le beau travail de BRICOUT Bernadette, « L’aiguille et l’épingle, Oralité et écriture au XVIIè siècle » in La Bibliothèque bleue nel siecento, O della litteratura per il popolo, Prefazione du G. Bolleme, Adriatica-Bari/Nizet, Paris, 1981, p. 45-58]

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III. 2.

À mon retour de Chine où je séjournais un mois et demi en janvier 1993, j’adressai la lettre qui suit à une collègue, Madame Meng Hua, Professeure, rencontrée à Pékin, qui avait fait une thèse sur Voltaire et la Chine. Cette seconde lettre colore d’un autre point de vue le paysage intellectuel des années 1954 (Brecht) et post-68.

Paris, le 14 février 1993

Madame et chère Collègue

Comme promis, je vous envoie les informations sur le n° de la revue Théâtre populaire, consacré au Théâtre chinois : n° 14, juillet-août 1955 avec quatre essais :

Claude ROY, Quelques clefs pour le théâtre chinois

Paul ARNOLD, Techniques

TCHAO FONG, Aspects actuels

BRECHT, Remarques sur le comédien chinois

Et une pièce : Les Adieux à la favorite, tragédie chinoise.

En cherchant le numéro consacré au théâtre chinois, j’ai noté que Théâtre populaire ne s’était pas contenté de faire connaître la théorie, mais qu’on y proposait aussi des traductions de pièces [n° 42, 1961 ; n°43, 1961 ; n°49, 1963]

De quelques informations rapides complémentaires qui vous permettront de situer la revue et donc la fonction de « la Chine », informations qui recoupent notre conversation, mais de manière moins anarchique.

1. Le numéro 14 (1955) consacré au Théâtre chinois. est précédé du numéro 11 (1955) consacré à Brecht, la découverte du théâtre chinois est donc étroitement liée à la découverte de Brecht. Le grand choc de l’année 1954.

2. Cette revue s’inscrit dans deux directions principales :

a) comme son titre l’indique, Théâtre populaire, s’inscrit dans le mouvement de politique culturelle de décentralisation (création des Maisons de la culture, dans la périphérie de Paris, en province par des maires de gauche, en particulier). Des metteurs en scène désirent s’adresser à un public plus large, ‘populaire‘. Le théâtre va dans les entreprises, les usines. Gérard Philippe, acteur de cinéma très populaire à l’époque, rejoint Vilar, ‘le pape’ du Théâtre populaire au Palais de Chaillot. Vilar monte Mère Courage de Brecht, en 1951, pièce qui fait frémir d’horreur les critiques, défenseurs du modèle racinien, c’est-à-dire en fait le modèle aristotélicien. Époque de la création du Festival d’Avignon. Etc.

[Précisons que le théâtre s’adressait, en France, principalement à un public bourgeois avec un répertoire conventionnel, fait pour être vu après les dîners].

b) D’autre part, à travers ses rédacteurs, elle participe aussi, dans le champ théâtral, des mouvements de critique théorique qui émergent en France dans les années cinquante et ne cesseront de se développer les décennies suivantes, renouvelant de nombreuses questions.

Roland Barthes*, qui s’est très tôt intéressé au théâtre, ouvre le N° 11 de Théâtre populaire avec son fameux manifeste : « Enfin Brecht vint … ». Dans ce débat théorique, critique, la découverte progressive de Brecht à partir de 1954 va jouer un rôle déterminant, et à travers lui le théâtre chinois.

En d’autres termes : le théâtre chinois via Brecht va servir d’arme de combat à la fois contre une certaine conception traditionnelle du théâtre (en schématisant : théâtre aristotélicien VS théâtre épique) et contre les approches non moins traditionnelles du texte théâtral, de la gestuelle, etc. Insistance en particulier, au plan théorique, sur l’anti-naturalisme radical du théâtre chinois, point qui intéresse particulièrement Brecht, dans sa réflexion théorique.

c) Un effet intéressant en France: la relecture des classiques français [le Sur Racine de Barthes (1963), et les mises en scène très neuves de Molière, Corneille… par des metteurs en scène admirateurs de Brecht].

3. La ‘découverte’ du théâtre chinois développera sa propre dynamique. Plus tard, dans Tel Quel et les revues que le groupe colonise, la peinture chinoise jouera également un rôle important dans les combats théoriques et d’une manière plus générale, la culture chinoise, vue aussi à travers les textes de Mao. Il s’agit donc toujours d’une connaissance médiatisée, filtrée, et politique (revue et corrigée à la mode occidentale ? )

[J’avoue que j’aimerais savoir le nombre de “bêtises” qui ont pu être écrites sur la Chine, à l’époque, et seuls des Chinois pourraient nous le dire ! Vous aviez du reste fait allusion à cette incompréhension des sinologues. Un étudiant congolais m’avait dit la même chose des africanistes ! C’est du reste un des reproches majeurs faits aux Occidentaux dans différents textes théoriques : annexer l’autre pour parler de soi et/ou l’instrumentaliser pour parler de soi et/ou ramener l’autre à soi, c’est-à-dire ne voir jamais que du même].

Les fonctions de la Chine dans ces revues pourraient faire l’objet d’un beau travail de recherche. Certaines de ces fonctions doivent, quelque part, recouper certaines fonctions de la Chine chez Voltaire, en particulier à travers les stratégies offensives/critiques !

4. Travail Théâtral, revue plus tardive, a également consacré des articles au Théâtre chinois et toutes les petites revues maoïstes évidemment. C’était un sujet à la mode. Il serait intéressant de faire une comparaison avec les revues allemandes : j’y jetterai un oeil un jour.

5. Des auteurs (Brecht en Allemagne, Vinaver en France) ont aussi traité de ‘sujets’ chinois (légendes, fictions).

En résumé donc .

Les discours sur « la Chine » s’inscrivent donc un champ très vaste, fait d’emboîtements de théories, d’interactions, inscrit dans la longue durée, allant des années 20 aux années 70 : artistes russes, allemands, français, anglais, américains des années 20, renouvellent théories et pratiques artistiques. Les cultures non européennes deviennent arme de combat (art africain, océanien, chinois). En Russie, Meyerhold s’intéressait au théâtre chinois, à la comedia del arte, etc, c’est-à-dire aux formes théâtrales différentes du théâtre dominant. Maïakovski, entre autres, voulait une Russie tournée vers l’Asie. Dans les années 1960-1970 suivront les réactivations de leurs théories, de leurs combats à travers la découverte des formalistes russes, les travaux linguistiques de Roman Jakobson, la découverte de Brecht. Etc.

Ces discours qui subvertissent les champs artistiques participent eux-mêmes d’un très vaste ensemble de critiques théoriques qui bousculent toutes les disciplines des Sciences humaines. Je dirai même qu’on ne peut pas comprendre l’essor des sciences dites dures, si on ne considère pas ce travail de décapage théorique, épistémologique, qui a permis de poser de nouvelles questions. En particulier à travers les problèmes du langage, du sens, qui pousseront les logiciens à toujours plus de formalisation mathématique pour échapper aux pièges des mots.

Que les luttes fussent traversées de contradictions internes (débats violents entre les admirateurs d’une certaine Chine et certains sinologues), qu’il y ait eu des dérapages dogmatiques, sous couvert de théorie, est évident. Mais la fine dialectique chinoise nous a appris que rien n’est jamais positif ou négatif, mais toujours positif et négatif. Il est dommage du reste que cette forme de dialectique n’ait pas plus marqué la pensée occidentale, qui reste toujours profondément dualiste. Peut-être est-on passé à côté de ce que la pensée chinoise pouvait nous apporter de plus fort ! Son sens des discriminations subtiles et son sens des interdépendances systémiques. Un autre beau sujet de recherches à dimension anthropologique et philosophique pour votre centre de recherches ! Ce qui explique peut-être, d’une certaine manière, l’incompréhension des Occidentaux à laquelle, vous faisiez allusion.

Je vous enverrai le livre consacré aux Avant-gardes des années vingt (CNRS) ultérieurement. (J’espère qu’il n’est pas épuisé).

J’imagine que vous avez repris le travail. Je vous souhaite donc bon courage !

P.-S. du 16. 02.

Depuis que je suis rentrée, apparaissent de nombreux articles sur la Chine. Après la Chine maoïste, c’est la Chine ‘capitaliste ‘ et la vieille Chine impériale qui deviennent à la mode ! Pourquoi ? Il serait intéressant d’analyser cette nouvelle mode ! La Chine ‘capitaliste’ servirait-elle à faire peur, aux capitalistes eux-mêmes ?

Comme si les grands travaux collectifs n’appartenaient pas à la tradition chinoise. Parce que les Chinois font ce que nous faisons, c’est-à-dire vont visiter les lieux de mémoire, ils nourriraient la nostalgie d’un passé — impérial ! Les voilà passéistes ! Quelle revanche sur la maoïsme ! Encore un effet de la pensée dualiste : on est ceci ou cela, jamais ceci et cela ! Du nouveau, de l’ancien, de l’archaïque, de l’utopique, de la mémoire, de l’oubli, bref de l’histoire, nécessairement ouverte, puisque le futur malgré nos efforts reste imprévisible. Ce que montrent et démontrent toutes les prévisions statistiques, qui se prétendent scientifiques, sur le futur de nos sociétés.

Les Chinois devraient créer un centre de recherche sur les images de la Chine, analyser les fonctions de ces images. déformées, déformantes. Il y faudrait des chercheurs de disciplines différentes et pas seulement des sinologues. Exemple : pourquoi les journaux ont-ils tant parlé du viol de jeunes chinoises par des groupes d’hommes plutôt sadiques ? À lire nos journaux, j’avais eu le sentiment, que les jeunes femmes pouvaient se faire violer à tous les coins de rue ! comme à New York ou à Los Angelos (un viol toutes les cinq minutes, dit-on). D’une part, je n’ai jamais éprouvé le moindre sentiment de danger dans cette immense ville — (car même la circulation apparemment anarchique à des règles, et quand on les a comprises, on traverse avec moins d’inquiétude qu’à Paris, où on peut se faire renverser dans les passages cloutés). Et d’autre part, j’ai eu le sentiment très fort que les femmes chinoises occupaient une place importante avec une énergie fabuleuse, je n’ai pas réussi à voir en elles des victimes potentielles.

Alors ? Un fait réel de société ou un fait divers monté en épingle par des journalistes ? Dans quels buts ?

feliepastorello-boidi©

✥✥

ANNEXES du FRAGMENT b


Le temps des désenchantements


IV. Le discours victimaire comme alibi paresseux

Une étudiante «fille d’O.S.», intelligente, mais cossarde m’écrivit pour infléchir une note. Elle provoqua un coup de colère qui s’est déposé dans la lettre et sur la barre du t (de mon nom) qui ressemble par sa longueur à un coup de sabre ! J’avoue ne pas supporter le discours victimaire-alibi, et l’indulgence compatissante ‘de gauche’. Une forme de mépris à mes yeux. C’est parce que les enseignants de Français de ma scolarité n’ont pas accepté mes fautes de Français que j’ai progressé, apprenant à tout vérifier. C’est parce que M. Colleville collait un étudiant en thème avec une seule faute de grammaire que j’ai acquis des bases solides en grammaire allemande… Et ainsi de suite.

Le 10 Octobre 1984

Mademoiselle,

Je manque de temps, et ces échanges épistolaires m’ennuient.

Si je vous réponds, c’est parce que votre lettre contient un argument méprisable et méprisant. Faire état de votre qualité d’ «émmigrée» pour tenter d’infléchir un changement de note (enregistrée depuis juin au rectorat), choque la fille d’immigré que je suis moi-même (mon père est italien) ; c’est tenter de faire jouer des mécanismes de racisme à l’envers. De quels arguments pourraient arguer vos camarades «non-immigrés» ? Il faut donc un certain mépris de l’autre pour penser qu’il puisse être sensible à une telle argumentation. Pour moi, vous êtes une étudiante avec le mêmes droits et les mêmes devoirs que les autres. Rien de plus et rien de moins.

Récapitulons :

1) vous ne faites pas votre exposé oral, prétextant que vous étiez fatiguée; l’après-midi,  je vous aperçois dans les couloirs de la faculté ;

2) à la veille des examens, vous commencez à vous inquiéter et téléphonez pour que je vous écoute à la date qui vous convient ;

3) le jour de l’oral, vous me dites avoir envoyé votre devoir à mon adresse personnelle, «il y a quinze jours» ;

4) en fait, je reçois votre copie, après la délibération, le cachet de la poste est du 12 juin 1984 ;

5) ni en juin, ni en octobre, vous n’avez la moyenne à l’épreuve de M. Chardin. Si le redoublement eût été si dramatique que vous le dites, vous auriez dû faire un effort sérieux pour la cession d’octobre. Mais, vous êtes comme vous  l’écrivez «prête à vous battre» pour obtenir les deux points qui vous «manquaient» (avec le jeu des coefficient, il s’agit en fait de 3 points).

Il m’est souvent arrivé d’intervenir pour aider un/e étudiant/te en difficulté, victime d’une injustice,  et de manière efficace, mais chaque fois, j’étais motivée par le sérieux de l’étudiant/te en question.

Si vous redoublez, ce n’est pas parce que vous avez été «recalée en 415», c’est parce sur 4 UV, vous êtes obligée d’en refaire trois : Latin, Vieux-français et 415.

Ni M. Chardin, ni moi-même n’interviendrons auprès du rectorat pour faire changer votre note de contrôle continu.

Un conseil : avant de compter sur l’indulgence du jury, commencez par compter sur vous-même. Au lieu de vous « battre » pour cette indulgence qui vous apparaît comme un dû («vous auriez pu être indulgente» écrivez-vous), travaillez un peu plus et vos résultats seront meilleurs. L’université n’est pas une entreprise de charité.

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Fragment a*

Temps des combats

Fragment a**

Temps des rénovations pédagogiques

Fragment b

Temps des repliements, désertions

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14/11/2010

FRAGMENT 4a**. Reims : Temps des rénovations pédagogiques

II


Temps des rénovations pédagogiques




Les années post-68 furent aussi dans beaucoup d’universités, une période très conflictuelle d’intense rénovation méthodologique/théorique dans le champ littéraire.

Quand j’étais étudiante à la Sorbonne, l’érudition des professeurs leur interdisait de traiter des textes, qu’ils abandonnaient aux assistants. Leurs cours : La vie et l’œuvre-de, c’est-à-dire le milieu socio-historique, la biographie, et l’intention de l’auteur, maître du sens. Des «monographies» dira Roland Barthes. Nous savions tout des démêlés de Voltaire avec Madame du Châtelet, quant aux textes au programme, nous étions censés les lire et les analyser seuls, ou en travaux pratiques. Ce type de coupure était devenu intenable. Les sciences humaines (mais pas seulement) avaient renouvelé leur outillage conceptuel, d’un côté, le matérialisme dialectique marquait la recherche historique, la sociologie, de l’autre Freud et la linguistique induisaient de nouvelles approches. L’assistant ne pouvait plus analyser un texte sans annoncer la teneur de sa théorie. Le comment analyser un texte était devenu un enjeu théorique. Voire polémique. Il était enfin question du langage et LA Linguistique devint LA science incontournable, le modèle « de la science de la littérature ».

Aux deux pôles (matérialisme/psychanalyse) des analyses caricaturales. Le complexe d’Œdipe et la notion de reflet (l’art comme reflet) et quelques autres notions devinrent des clés, des sésames ouvrant les textes. Des essais, articles de revues, aujourd’hui souvent illisibles. Mais aussi des travaux pionniers. Des ouvertures sur des pans restés jusque-là murés. D’une manière générale, la théorisation qui envahissait tous les champs du savoir, était elle-même traversée par le politique, les affrontements théoriques étaient âpres. Ainsi les catégories Idéologie, formations discursives, liées aux formations sociales se trouvaient réexaminées, affinées. Avec une tendance à manquer les spécificités de l’art, de la littérature…

Les étudiants rémois de cette époque (1968-1975 environ) étaient demandeurs et relativement nombreux à avoir des idées, parfois très arrêtées, sur la question de la transmission du savoir, sur les modes d’approche de la littérature. À Reims, Althusser avait essaimé, via des professeurs du secondaire, aujourd’hui célèbres. Théoriser à tout va permettait souvent d’échapper au travail sur l’empirique. Trop besogneux? Marx, Mao servaient à tout et à n’importe quoi.


La Littérature comparée comme champ d’expérimentation


J’occupai donc un poste de Littérature comparée, considérée avec dédain comme un champ non ‘scientifique’, par des théoriciens de l’époque. J’y étais à l’aise, elle m’offrait des champs d’exploration très ouverts, permettant à la germaniste d’échapper à la spécialisation, par ailleurs nécessaire dans le cadre universitaire. S’y trouvait comblé un goût pour l’inconnu, quitte à traverser des tunnels dont l’issue toujours recule. Si comme assistante, j’ai dû commencer par travailler sur des programmes que je n’avais pas choisis, par la suite, j’ai pu construire tous mes programmes. Avec Roland Desné, cette liberté allait de soi.

À Reims, pendant un temps,  la Littérature comparée se réduisait à deux postes. Le nombre d’étudiants augmentant de manière régulière, un troisième poste nous fut accordé. En tant que sous-section du département de français, la littérature comparée fut obligatoire pour le DEUG et la licence. Une situation privilégiée, comparée au statut optionnel de la discipline dans d’autres Facultés.

 

Diversité des champs explorés


Avec les étudiants/étudiantes de seconde année, après les textes politiques de Morale et politique (Machiavel, Hobbes, Locke, Rousseau…), j’ai exploré les Problèmes de réception (lectures, traductions de Kafka, Beckett, Brecht, Nerval); les relectures modernes de la Tragédie d’Antigone et de Médée ; le Récit, à travers le conte, le «mythe», et donc fait un premier tour du monde, visitant les récits de sapiens aussi différents que les Africains, les Amérindiens, les Papous de Nouvelle-Guinée, etc.

En Licence, je commençai par travailler sur un sujet proche de mes recherches : UV 418, les Avant-gardes des années 20, (françaises, italiennes, russes, allemandes), littéraires, cinématographiques, théâtrales et picturales (Futurismes, Surréalismes, Constructivismes, etc.) et contemporaines, avec un jeune assistant, nouveau venu, Guy Scarpetta. Durant cette collaboration, nous avons essayé d’innover sur le plan pédagogique, nous faisions cours à trois, nous complétant, discutant… Pratique qui nous obligeait à rompre avec le monologue confortable de l’enseignant, à accepter d’être remis en question par un collègue qui n’était pas du même avis, sans pour autant permettre aux étudiants de « compter les points », tout en les ouvrant sur la complexité des savoirs… Pas simple. Pas simple du tout, les égos ayant tendance à nous  jouer de mauvais tours. Mais l’inconfort était productif, et pour les enseignants et pour les étudiants. Nous invitions des ‘personnalités extérieures’, c’est ainsi qu’Armand Gatti vint présenter des travaux en cours et passionna les étudiants, y compris les moins politisés. Trop coûteuse, l’UV revint assez rapidement à des modes plus traditionnels de fonctionnement (Cf. Documents en Annexes)

Dans la continuité de Morale et politique, je proposai un nouveau champ d’exploration dans le cadre de l’unité de valeur [UV]  Littérature et Politique : l’Utopie, puis l’Anti-utopie avec, entre autres auteurs, Evgueni Zamiatine dont Nous autres 1920, venait d’être traduit en français par B. Cauvet-Duhamel (1979), et Alexandre Zinoviev avec Les Hauteurs béantes, deux auteurs qui fâchèrent certains staliniens rémois. J’enchaînai sur la Science-fiction, anglo-saxonne, française (dont Epsilon de Claude Ollier, dans ses rapports avec le Nouveau roman), polonaise avec Stanislas Lem. Et quelques autres, Philip K. Dick, Philippe Curval, Doris Lessing… De la ‘non littérature’, dont les étudiants étaient friands, c’est eux qui m’incitèrent à découvrir ce nouveau champ, non sans rapport avec l’anti-utopie.

Il m’arrive souvent de repenser à certains textes, très en avance sur les prévisions des catastrophes qui nous menacent.

Les étudiants pouvaient choisir entre deux UV. Pour la 418, dont j’étais responsable, ils/elles devaient remettre un dossier en fin d’année, constitué de fiches de lectures, et de l’analyse d’un texte choisi par eux-mêmes, où ils/elles mettaient en pratique l’analyse systémique pratiquée durant les heures de travaux pratiques. Dossiers, coûteux à corriger, mais riches d’enseignement, la caricature d’une méthodologie mettant à découvert ses faiblesses.

L’UV fut souvent menacée de disparition. Quand je relis le courrier adressé aux responsables des coups de cisailles, je m’étonne aujourd’hui encore, des arguments dont on usait pour justifier les émondages. (Cf. ANNEXES)

De fait, c’était une UV coûteuse pour les deux parties. Étant donné qu’elle exigeait beaucoup d’investissement, le nombre des participants en fut toujours réduit, alors même que le nombre des étudiants ne cessaient de croître et que les UV concurrentes  étaient surchargées. Un petit ilot utopique ? « Élitiste » ? Quoi qu’il en soit, elle regroupait des étudiants/étudiantes qui désiraient travailler «autrement». Ce qui était possible dans d’autres universités. Peu nombreuses, il est vrai.

*


Mise à l’épreuve permanente et empirique des théories/méthodologies en vogue


La diversité thématique permettait des formes diversifiées d’expérimentation (théoriques et méthodologiques). J’ai, comme tous les débutants, commencé par bricoler, adoptant telle méthode d’analyse, plutôt que telle autre, mais rapidement, j’ai été confrontée aux limites des méthodologies à la mode, (elles furent nombreuses dans les années 1970-1980), associées à des théories (implicites ou explicites), qui, certes, ont eu le mérite de rendre caduques certaines approches, mais, construites la plupart du temps sur un corpus limité, voire sur des exemples pauvres, elles butaient invariablement sur la spécificité des textes comme forme de penser-dire-écrire.

À titre d’exemple, pour aller vite. Si Le Prince de Machiavel répondait vaillamment à une méthode de type sémantique structurale permettant de rendre compte d’une démarche empirique dans le champ du politique — Machiavel tentant de cerner le réel politique dans ses méandres et sa complexité, d’où les variations, reprises sémantiques, les formes de modalisation qui visent à nuancer la pensée, — en revanche, les pages de De Cive, De Corpora de Hobbes restaient presque muettes, qui exigeaient d’autres outils d’analyse, plus adaptés à la logique spéculative de ce penseur du politique. La démonstration de l’égalité des individus, qui fonde le contrat social et politique, ressemblait plus à une démonstration mathématique qu’à une réflexion philosophique traditionnelle. Je devais donc constamment me déplacer pour trouver un chemin dans le labyrinthe des théories/méthodologies qui toutes affirmaient plus ou moins explicitement leur efficience.


… savoir ce qu’on refuse et pourquoi on le refuse peut stimuler la conscience de ce qu’il y a à inventer, et aider à découvrir les cadres dans lesquels on peut inventer. [Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 1974, t.II, p. 28]


Ainsi de fil en aiguille et d’aiguille en fil, après avoir buté sur les limites de différentes méthodologies, j’ai progressivement, au fil de ces années, assuré mes bases en me référant à des théoriciens qui éclairaient certaines de mes questions : Emile Benveniste qui posait dès 1966, le problème de la subjectivité dans le langage dans le tome 1 des Problèmes de linguistique générale, à un moment où les écoles linguistiques dominantes l’ignoraient ; dans une mesure moindre, Roman Jacobson aussi, qui faisait place à la littérature, l’interdisciplinarité pratiquée ouvrait de nouveaux horizons ; Alexandre R. Luria, dont les travaux sur les troubles du langage démontraient la consubstantialité du langage et de l’humain. Gilles-Gaston Granger*, philosophe des sciences, attentif au langage, qui publia en 1968, Essai d’une philosophie du style, chez Armand Colin, vint renforcer l’apport de Benveniste dans d’autres directions, impliquant d’autres niveaux du langage, entre autres les marques prosodiques avec la notion très productive de « redondances non aléatoires » ouvrant sur la signifiance. Du pain béni pour une littéraire, à un moment où les linguistiques hégémoniques ignoraient et l’énonciation et le sujet*. G-G. Granger avait levé le défi d’analyser les processus d’individuation dans un champ inhabituel, les sciences mathématiques, par et dans le langage, examinant les rapports forme/contenu, « comme processus, genèse », le style étant défini comme « modalité d’intégration de l’individuel dans un processus concret qui est travail, et qui se présente nécessairement dans toutes les formes de la pratique » (Ch.1). Les travaux d’Henri Meschonnic** sur la traduction (Bible), sur Éluard, Hugo — poète analysant mes poètes préférés, et qui avait lu Granger — confortaient mes propres analyses et constats. Les textes de Hobbes, où s’élaborait une philosophie spéculative du politique,  les textes de Machiavel, un « empiriste » du politique exigeaient des approches différenciées. De l’ordre de l’évidence concrète qui invitait à penser sa pratique, à creuser les spécificités, et parallèlement à s’interroger sur les limites d’une méthodologie.

Il fallait aussi convaincre les étudiants, parfois séduits par les analyses sémiotiques, par la réduction d’un texte, d’un récit à des formules. C’est rassurant les formules, ça fait scientifique, mais ça ratisse large ! Avec moi, «on ne savait jamais où on allait et on en finissait jamais d’analyser un texte».

Ces théoriciens furent et son restés mes balises pour explorer d’autres théories qui régulièrement renouvelaient la question du langage, d’un certain point de vue. Michel Arrivé…, Jean Starobinski…, Julia Kristeva… Pour l’allemand, j’ai privilégié les travaux de Jean-Marie Zemb***, pratiquant/théorisant une linguistique comparative (allemand/français) très sophistiquée, sans pour autant négliger les travaux d’autres grammairiens, linguistes allemands, plus traditionnels ou différents. Dont les travaux de Peter von Polenz et son équipe. Passionnants dans la mesure où je renouvelais tout ce que j’avais appris auprès des germanistes de la Sorbonne.


* Gilles-Gaston Granger, Essai d’une philosophie du style, Paris, Librairie Armand Colin, 1968. Faut-il le dire ?  Cet essai déborde largement les points qui intéressaient la littéraire, G.-G. Granger interrogeant la philosophie de la connaissance, ouvrant sur des enjeux épistémologiques étendus et non mesurables.

** Henri Meschonnic, Pour la Poétique I, Paris, Gallimard 1970, Pour la poétique III, Une Parole écriture, Paris, Gallimard, 1973 ; Pour la poétique II, Espistémologie de l’écriture, Poétique de la traduction, Paris, Gallimard, 1973 a. Pour la poétique V, Poésie sans réponse, Paris, Gallimard, 1978, ont été des points d’appui solides.

*** Jean Marie Zemb, Vergleichende Grammatik Französisch-Deutsch : 1) Comparaison de deux systèmes, Jean M. Zemb ; 2) L’Économie de la langue et le jeu de la parole, mit Beitr. von Pierre Dimon,…Jean Janitza, Hans-Luddwig Scheel ; Mannheim, Zürich [etc.] : Bibliographisches Institut : Dudenverlag, 1978-1984 (Duden-Sonderreihe vergleichende Grammatiken).


MAIS, ce qui fut déterminant théoriquement, c’est le travail sur les récits extra-ordinaires du monde, amérindiens en particulier, qui me conduisirent aux travaux de linguistes américanistes — Franz BOAS*, Edward SAPIR**, son élève, et leurs disciples. Rencontres décisives pour échapper : 1. aux linguistiques dominantes et leurs limites, des linguistiques de LA Langue (dans les années 70) ; 2. pour comprendre d’une manière plus générale les enjeux multiformes des recherches linguistiques, et au plus près la distinction langue/parole (discours), la langue comme artefact, système de signes, disait Benveniste. Les premiers travaux de Franz Boas* sont à cet égard exemplaires, il commençait par établir un lexique, avançant progressivement, construisant lentement la langue de la population dont il était l’hôte, à partir de ses paroles, inventant un système de transcription phonétique. En d’autres termes, il était évident que nous n’avions jamais affaire à LA langue, mais toujours à du discursif (ici, au sens flou, de parole).


* En 1891, Franz Boas publia : Vocabularies of the Tinglit, Haida and Tsimshian Languages; en 1893 : Vocabulary of the Kwakiult Languages ; en 1904 : The Vocabulary of the Chinook Language. De plus, ultérieurement, il proposa deux traductions des récits recueillis, dont une traduction mot à mot, sous le texte, qui permettait d’entrevoir les singularités des langues exotiques, radicalement différentes des langues indo-européennes, et pas moins subtilement sophistiquées.

** Selected Writings of Edward Sapir, in LANGUAGE, CULTURE, AND PERSONALITY, Edited by David G. Mandelbaum, University of California Press, Berkeley and Los Angeles, 1949.


Travaux qui par ailleurs rompaient avec les métadiscours du passé. À l’aube de leur découverte, les langues amérindiennes furent décrites par des grammairiens classificateurs du XVIe siècle, comme des “langues de la passion”, riches en métaphores — par opposition aux langues raisonnables, riches en abstractions. Langue, mode de penser et culture étant pensées dans un rapport spéculaire, ces langues reflétaient et témoignaient de l’indécence de ces populations*. Et comme telles, elles furent jugées dangereuses, voire diaboliques (pleasing to the devil) qui risquaient de contaminer les traductions de l’Évangile. Perçues comme si difficiles « qu’on dirait à les entendre » « des voix illettrées de bêtes et oiseaux »*, de plus, elles échappaient à l’écriture, cette autre différence considérée comme fondamentale avec les ‘langues civilisées’, identifiées au XIXe siècle, aux langues indo-européennes, langues de la science, et bien sûr de la pensée adulte.


* Cf. AMERINDIA, N° Spécial,6, 1984, POUR UNE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE AMÉRINDIENNE EN FRANCE, sous la direction de Sylvain Auroux et Francisco Queixalos (p. 335).


Les langues africaines subiront les mêmes modèles d’analyse. Explicitant les implications politiques de théories linguistiques, à la remorque des idéologies de leur temps, Maurice HOUIS concluait l’analyse des effets de mirage des modèles élaborés pour les langues indo-européennes, en ces termes : « Ainsi s’est incrustée l’idée de langues primitives dans leurs structures, et élémentaires dans leurs virtualités. Les travaux d’africanistes comme Delafosse et Westermann ont apporté une caution savante à la politique coloniale. Cette conjonction, qui est aussi une compromission de la science et de la politique, fait partie de l’Histoire de la linguistique négro-africaine »*. De toute évidence,  on a la politique de sa théorie du langage et de sa théorie du sujet (implicites ou explicites). Et pourtant ! Se mettre à l’écoute des théories africaines du langage permettaient d’entrevoir tout ce que les linguistiques occidentales ignoraient. Parce que théories de la parole (au sens saussurien), elles attiraient l’attention sur la matérialité du langage, le rythme et ses fonctions, sur l‘importance de la voix, du ton, de l’intonation, sur la parole comme acte individué, «chacun a sa parole»… Je me souviens avoir dévoré l’ouvrage de Geneviève Calame-Griaule** sur la parole chez les Dogon, qui ouvrait des pistes de réflexion, interdisait d’ignorer l’individuation de l’acte de parole. Calame-Griaule citait souvent Sapir, des croisements s’opéraient qui faisaient vaciller des certitudes ‘savantes’…


* Anthropologie linguistique de l’Afrique noire, Paris, PUF, 1971, p. 30-31.

** Geneviève Calame-Griaule,  Ethnologie et langage, Paris, Gallimard, 1965 [ Réédité en 1987 avec une Postface]


Franz Boas, Edward Sapir ne pratiquaient aucune annexion, respectant les notions, catégories rencontrées, les désignations des différentes formes de « paroles » (chants, récits…), travaux qui permettent dans certains cas, d’entrevoir la dimension littéraire des récits exotiques, où se manifestaient les rapports de connaissance des énonciateurs à leur langue. Précisément parce que ces anthropologues-linguistes s’intéressaient aux sujets-énonciateurs qui « recommencent » un récit, un chant, etc. En 1927, Sapir publiait Speech as a Personality Trait, dans l’American Journal of Sociology (n° 32 : 892-905), dans lequel, après avoir analysé, les éléments qui individualisent la parole — la voix, sa dynamique (intonation, rythme, continuité, vitesse), la prononciation, le vocabulaire — il conclut sur un cinquième élément, le style, que «certains n’attribuent qu’à la littérature», or «le style est un aspect quotidien de la parole qui caractérise à la fois le groupe social et l’individu»*.


* Selected Writings of Edward Sapir, in LANGUAGE, CULTURE, AND PERSONALITY, Edited by David G. Mandelbaum, University of California Press, Berkeley and Los Angeles, 1949, p. 542.


Benveniste parlera de recommencement, d’invention :

« Or comment produit-on la langue ? On ne reproduit rien. On a apparemment un certain nombre de modèles. Or tout homme invente sa langue et l’invente toute sa vie. Et tous les hommes inventent leur propre langue sur l’instant et chacun d’une façon distinctive, et chaque fois d’une façon nouvelle. Dire bonjour tous les jours de sa vie à quelqu’un, c’est chaque fois une réinvention. À plus forte raison quand il s’agit de phrases, ce ne sont plus les éléments constitutifs qui comptent, c’est l’organisation d’ensemble complète, l’arrangement original, dont le modèle ne peut pas avoir été donné directement, donc que l’individu fabrique. Chaque locuteur fabrique sa langue. » [Benveniste, Problème de linguistique générale, t. 2, p.19-20]

Une pensée du continu (langage ⇔ culture, langage ordinaire littérature, individu société) qui sera déployée théoriquement/systématiquement par Henri Meschonnic.

En bref, la traversée des langages amérindiens, africains fut déterminante pour penser à contre-courant. Dans les marges. Pour penser chaque texte comme «un système-langage» singulier. En licence, la phase de bricolage dépassée, je pratiquais ce j’ai dénommé analyse systémique où tout fait sens dans tous les sens, de signifiants en signifiants, en interaction, une méthodologie qui a toujours évolué, en fonction de nouveaux apports, questions, dont les fondements théoriques étaient anti-herméneutiques. En seconde année en revanche, j’ai longtemps pratiqué l’analyse de type structural, à mes yeux, une ascèse nécessaire pour les étudiants m’évitant la lecture de bavardages sur les textes littéraires. Analyse dont je soulignais les limites. Une forme de passage vers d’autres voies.

*


Est-il utile de dire que le chemin et ses balises de noms cités, dans un ordre qui pourrait paraître chronologique, est une construction d’après-coup, rétrospective où l’enchaînement fait sens, car il existe des liens d’affinités entre les théoriciens cités, l’élégance de leurs styles d’exposition n’étant pas le moindre, à mes yeux. Mais à l’époque, je pataugeais, j’ai lu Chomsky (Structures syntaxiques) avant de lire Benveniste, et j’ai laissé tomber Chomsky et quelques autres, parce que les questions concrètes que je me posais n’y trouvaient pas à s’éclairer. Dans une perspective double : pédagogique (comment analyser un texte ?) et de recherche (comment saisir les mécanismes de phagocytage de L’opéra de quat’sous par un plumitif célèbre, auteur de chansons, opérettes à la mode, André Mauprey, en d’autres termes comment l’écriture d’un faiseur, non sans talent, dilue, absorbe, digère l’écriture d’un jeune poète allemand ? Phagocytage continué par l’écriture scénique de Gaston Baty, lors de la première mise en scène).

Si j’avais été bien formée à la Sorbonne en Grammaire allemande par le professeur Colleville, piètre professeur de littérature, mais remarquable professeur de grammaire, et en Grammaire française* par le professeur Robert-Léon Wagner, dont j’ai suivi les cours dès la première année de ma double licence, sans bien comprendre ce qui se disait, qui avait tendance à décourager les novices**, la linguistique commença par être pour moi une discipline quelque peu hermétique. La lecture de travaux linguistiques, y compris les travaux sur les troubles du langage (Roman Jacobson, Alexandre R. Luria, André Ombredane…), fut donc au début anarchique, mêlant toutes les écoles, avec des abandons, des reprises, des tris, en fonction de mes propres visées.

En fait, la perspective pédagogique et de recherche se superposant sur un même problème (le texte, l’œuvre) exigeait une linguistique capable d’éclairer la littérature, c’est-à-dire le mode le plus complexe du travail dans la langue, or les linguistiques (quelle que soit l’école) construisaient des modèles théoriques sur des exemples fabriqués, pauvres (passe-moi-le sel). Ce qui explique mes tours et détours. Benveniste ouvrait de plus vastes perspectives.


*La licence se composait de quatre Certificats, dont Grammaire française ou Grammaire allemande suivant la licence.

** «Quand vous verrez ce que je vaux, vous abandonnerez» avait-il dit non sans morgue, lors du premier cours. Jean Mazaleyrat, assistant à l’époque où je préparais le certificat de grammaire française, proposait des cours plus accessibles. La rigueur de cette formation me fut précieuse dans la préparation des cours de traduction à l’Université de Heidelberg.


Comment suis-je allée à Benveniste ? à Granger ? je ne m’en souviens plus. Mais les chapitres sur «L’appareil formel de l’énonciation», sur la «Nature des pronoms», qui m’ont permis de saisir la métamorphose des personnages, de Mackie en particulier, dans la traduction de Mauprey et de sa collaboratrice Nicole Steinhof, m’incitèrent à persévérer dans cette voie. Quant à Meschonnic, je le découvris d’abord comme poète (Dédicaces proverbes, 1972, prix Max-Jacob), et par ses premiers travaux sur la Bible, via Brecht et la Bible de Luther ; la traduction française de la Bible de l’École française de Jérusalem (Éditions du Cerf, 1956), et son appareil de notes, visiblement anti-judaïques, m’exaspérant, je cherchai ailleurs. Suivirent les travaux sur Éluard, Hugo, qui appartiennent au panthéon de mes poètes. Je n’ai compris que très progressivement les enjeux et la cohérence de ses travaux plus théoriques, machines de guerre contre la métaphysique occidentale du signe.

On pourrait donc parler d’une auto-formation sur le tas, entêtée, dans la pénombre, à la bougie. La linguistique ne fut pas mon seul champ d’exploration sauvage.

Interdisciplinarité qui soulevait de nombreux et redoutables problèmes. Comment emprunter à des disciplines différentes, sans tomber dans les ornières des hypothèses contradictoires. Comment faire le tri entre l’acquis d’un moment et l’hypothétique, comment ne pas se fourvoyer ? Comment évaluer la qualité de l’information ? Bref, comment sortir de «sa spécialité sans effraction»? Le néophyte marche sur des cordes raides. Sa marge est étroite, entre la manipulation et l’emprunt, les frontières sont floues.

Durant un temps, nombreux ont été les philosophes, voire des théologiens, à citer des physiciens quantiques à des fins de démonstrations métaphysiques, ainsi le Principe d’incertitude d’HEISENBERG était devenu une véritable tarte-à-la-crème de discours philosophiques, visant la légitimation scientifique de certitudes métaphysiques. Le Colloque de Cordoue, publié chez Stock sous le titre Science et Conscience [1980] fut à cet égard exemplaire d’une démarche syncrétique, où sciences et métaphysiques convolaient en d’étranges noces. Mais, les références à tel physicien quantique et pas à tel autre, ne sont pas innocentes. Citer Heisenberg, Niels Bohr, David Bohm, plutôt que Selleri ou Vigier, etc., c’est opérer un choix plus idéologique que scientifique pour un non-spécialiste.

L’exemple de René Thom qui pour tester l’application de sa théorie des catastrophes au langage s’était aventuré dans la linguistique et avait «pris pour parole d’évangile» une typologie simplette. Quand on lui fit remarquer que le livre auquel il avait eu recours pour tester l’application de sa théorie des catastrophes au langage proposait une typologie grossière, il reconnut son erreur.*


*«Entretien sur les catastrophes, le langage et la métaphysique extrême», Ornicar?, 1978, n° 16, p. 83.


Ces exemples furent pour moi des garde-fous efficaces. J’avançais avec prudence dans divers champs des sciences humaines (anthropologie, ethnologie, psychanalyse…), sachant qu’il était périlleux pour un non-spécialiste d’interpréter des données construites, dans leur hétérogénéité phénoménologique et lacunaire, par des spécialistes, parfois même ‘propriétaire’ d’un territoire, voire, en ethnologie, d’une ethnie, exclusivité qui, pendant un temps, rendait difficile les confrontations.

Dans ces mouvements zigzaguant, qui obéissent à des logiques à la fois très subjectives (intérêt pour) et objectives (se donner les moyens d’avancer) s’opèrent toutes sortes de croisements inattendus qui font surgir de nouvelles questions, associations, déplacements, et dans leurs sillages, les risques d’incohérence théorique. On n’est jamais assuré de les avoir évités.

*


L’insistance sur la diversité de mes questionnements vise à éclairer, obliquement, les analyses de ‘textes’ nazis qui suivront, hors le champ universitaire. Une analyse de littéraire, portée par l’expérience d’analyse de textes littéraires, politiques, poétiques. D’où leur singularité, me semble-t-il, faisant affleurer des formes de l’intime nazi à travers des énonciateurs aux statuts divers — et partant la nouveauté des questions qu’elles induisent, dans un champ qui prétend depuis des lunes ‘découvrir’ une « langue nazie », réduite le plus souvent à du lexique, inventaire où s’opèrent des confusions dommageables, mais si fréquentes entre langue et langage, langue et idéologie (entre autres). Analyses qui cherchent à questionner les fonctions du langage dans l’expansion du nazisme que la terreur seule ne peut expliquer. La parole haineuse ne brasse pas du vent, qui s’articule à des désirs.Analyses qui pourraient ouvrir sur une poétique du document historique.

*


Dois-je dire que mes années dans l’enseignement supérieur, les dix premières en particulier, furent une auto-exploitation permanente ? Destin partagé par tous les assistants, maîtres-assistants, tiraillés entre leur travail de recherche et le travail pour les étudiants. Dans mon cas, aggravé par la discipline (Littérature comparée) et la peur de l’ennui. J’avais renoncé à enseigner sur mon objet de thèse, Brecht, pour m’épargner le sentiment de radoter sur la distanciation, le théâtre épique, etc. D’un côté, je renouvelais mes sujets pour ne pas m’ennuyer, et de l’autre, je devais « penser à ma thèse » dont les collègues demandaient des nouvelles, un rituel comique, thèse qui, se nourrissant de la réflexion sur de nouveaux objets, se transformait en permanence. La dialectique qui se noue entre le travail de recherche et le travail-pour-les-étudiants est très complexe, l’un se nourrissant de l’autre APRÈS COUP, mais dans un premier temps, ils s’excluent. Quand je préparais un dossier sur une question nouvelle, passionnée par le sujet, j’en oubliais mon travail de recherche. De l’autre, la reprise des cours au beau milieu d’un chapitre commencé pendant les grandes vacances était toujours douloureuse, car je devais attendre les vacances de Noël pour me replonger dans le chapitre, il était souvent plus facile de commencer un nouveau chapitre que de renouer avec l’ancien. Schizophrénie difficile à vivre. Il eût été plus confortable d’être germaniste, la spécialisation ayant ses avantages. Encore faut-il savoir penser en termes de carrière.

*


Les étudiants qui ont participé à ces voyages, les uns volontairement (licence), les autres par obligation (2è année) ont pu plaisanter sur les «tableaux noirs bordéliques», lors des analyses textuelles conçues comme des brain trusts, trois heures durant, mais ils n’ont pas pu plaisanter sur la lecture de cours «sur papier jauni», car chaque année, je reprenais tout, sinon à zéro, du moins dans une perspective nouvelle, à partir des questions restées en suspens à la fin du semestre. J’ai donc pu travailler pendant 3 semestres (sur 3 ans) sur l’Utopie de Thomas More sans jamais me répéter ou m’ennuyer. Travail d’analyse qui nous permettait de rire sur les propos tenus sur l’Utopie de More, par certains « spécialistes » de l’Utopie, souvent lecteurs pressés, trop pressés, dénonçant, quand la mode en fut venue, le totalitarisme de cet imaginaire.


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Les voies inattendues des « effets de formation »  et de transmission


MAIS, ce dont certains étudiants se souviennent le plus, c’est de la fatigue des brain-trust sur les premières pages de l’ouvrage au programme (considérées comme matrice de l’œuvre), et/ou de mes écarts buissonniers. Il m’arrivait de faire une longue digression pour parler d’un livre qui me passionnait, d’une nouvelle piste ouverte par une question. Etc.

Ainsi ont-ils entendu parler, en Littérature comparée, du beau livre de l’historien Carlo Ginsburg, Le fromage et le vers, qui dressait le portrait historique d’un meunier frioulien disputant théologie avec les juges de l’Inquisition, et dont j’avais fait un de mes ancêtres, tant Menocchio* ressemblait étrangement à un oncle, paysan d’Albenga (Italie), agnostique, disputant religion, devant un verre de vin, avec le curé du village, un « honnête homme qui faisait ce qu’il disait ».

En ouverture du cours sur l’Utopie, je lisais des textes de Dario Fo, certains se souviennent encore des gluh gluh de l’ivrogne se noyant avec délice dans un chaudron de vin, après avoir démontré à un ange qu’il plumait doucement, que Jésus aussi aimait le bon vin, il en avait même offert à sa mère, Marie. Ou des invectives des jongleurs, provocateurs politiques félicitant les paysans de se laisser fouetter, de trimer pour les maîtres*

Quand je travaillais sur les singes et le langage (pour tenter de comprendre certains processus cognitifs en rapport avec l’acquisition du langage), je les invitais à subir certains tests, après leur avoir transmis mes quelques acquis sur la question. Et à réfléchir sur Washoe**, une chimpanzée qui avait appris des signes du langage des sourds et muets américains, capable de communiquer ses désirs, mais aussi de jurer quand elle se sentait frustrée et déclassée, injuriant un gardien de sale Jack et un congénère macaque de sale singe ; sur Koko, le singe du Dr Francine Patterson (Université de Stanford), traitant ces adversaires de noix, d’oiseau ou d’alligator (un animal détesté). QUI singe QUI ? avais-je demandé.


* Ménocchio, meunier frioulien, fut brûlé par l’Inquisition , « pour ses effroyables et exécrables excès », sa mort devait servir «d’exemples aux autres dans ces régions», lettre du 30 octobre 1559 du Cardinal de Santa Severina. Il fut ressuscité par Carlo GINSBURG dans Le Fromage et les vers, Flammarion, 1980, qui inaugurait la « micro-histoire ».

** Dario FO, MISTERO BUFFO/MYSTÈRE BOUFFE, Giullarata popolare/ Jonglerie populaire, bertani editore verona (Italie), Les noces de Cana, Laude des battus.

*** Eugène Linden, Ces singes qui parlent, Paris, Seuil, 1979; et les nombreux travaux de Duane M. Rumbaugh, dont Language learning by a chimpanzee : the Lana project, edited by Duane M. Rumbaugh, Paperback, 1977.


Pour parler de ce qui tient à cœur, une heure c’est court et le cours attendait l’heure suivante. Certains, certaines ont lu du Dario Fo, d’autres du Bateson Gregory, du Clastres, le premier ouvrage de Boris Cyrulnik, Mémoire de singe et paroles d’homme (1983) qui évoquait la question du langage, de son importance dans les processus de développement de l’enfant. Et ainsi de suite. Ils/elles m’en remerciaient, parfois même des années après, en me croisant sur un quai dans la gare de Reims.

Donner le goût des chemins buissonniers pour relancer le désir d’apprendre, et buissonner les hypothèses de travail pour contourner les entités platoniciennes qui encombrent les terrains des ‘sciences’ humaines. La métaphore végétale interdisant les hiérarchisations, divisions, coupures…

Et si les « effets de formation » passaient par ce qui ne s’enseigne pas ? Le goût d’apprendre et donc de s’exposer en permanence à ses trous (entre autres). Qui va à l’encontre de l’utilitarisme, défendu par les politiques. Et qui, s’inscrivant dans la longue durée, échappe aux prétendues « évaluations ».

*

Mais aujourd’hui, cette résistance au départ plus intuitive que théorique à l’écrasement théorique de la littérature et de l’art en général, me semble avoir des racines qui remontent loin dans mon enfance. Je suis allée tard à l’école, ma mère pensait qu’il était toujours assez tôt d’aller s’ennuyer. J’étais donc plus âgée que la moyenne quand j’entrai à l’école primaire à l’âge de presque sept ans. J’ai dû brûler les étapes. C’est pourquoi, je me souviens encore de l’émotion et de mon apprentissage des lettres et de mes premières lectures. Je revois encore sur la page blanche, mon premier E majuscule,  dans ses arrondis avec ses pleins et des déliés. Je me souviens encore du déchiffrement de «Poum et les choux à la crème», du dessin qui accompagnait le récit. Des mots agencés sur une page, des mots qui ne vous lâchent plus, vous entraînent jusqu’au point final, et qui vous donnent l’envie d’une autre page. Je me souviens du premier livre sur les Aventures de Bécassine, offert par une cliente de ma mère, un grand format avec beaucoup de texte et peu d’images…

Dès la 6e, au lycée, je lisais tout ce qui me tombait sous la main : allant de Max de Veuzy qui racontait des histoires à dormir debout, de riches aristocrates épousant de simples servantes, livres que j’achetais à une bouquiniste avec des sous volés à ma  mère, à Victor Hugo que j’ai lu trop jeune, avec un dictionnaire, chaque mot nouveau était noté dans un carnet avec l’exemple. Musset me ravit dès la troisième au lycée, je savais par cœur de nombreux poèmes. J’aime et je veux mourir/J’aime et pour un baiser…. que je chantais à tue-tête sur un air imitant l’opéra, qui en soulignait le pathos. Mais, c’est à Victor Hugo que je dois des notes moyennes en français : ma rédaction terminée, j’ouvrais mon carnet de vocabulaire hugolien et je remplaçais des mots trop simples, par des mots plus savants. Ainsi secret ou obscur devenaient abscons, fantastique devenait fantasmatique… Riche vocabulaire qui donnait une allure invariablement jugée «lourde» (et pour cause) par le professeur, faisant de l’adolescente une Précieuse ridicule, admirée par ses camarades pour la richesse d’un vocabulaire qu’elle ne maîtrisait pas.

Arrivée à la Sorbonne, toujours animée par ce désir de pénétrer les mystères d’un texte, la force d’une présence, les cours érudits sur la vie et l’œuvre des auteurs m’ennuyaient. Je préférais le travail avec les assistants, et pour le reste, je travaillais en bibliothèque, ouverte à l’époque jusqu’à 22 heures (je tiens à le signaler). Mais, j’ai suivi avec assiduité les cours de Marie-Jeanne Durry sur Jules Laforgue ; poète, elle savait parler des poètes. Les médiévistes aussi avaient plaisir à faire partager leur amour des textes. C’est par eux que j’ai lu et relu en vieux français, l’histoire de Tristan et Iseult dans la version de Béroul, découvrant avec effroi l’envers sombre de cette histoire qui aurait inventé l’amour en Occident. Devoir imaginer Iseult qui, dans ma mémoire avait gardé le visage de Madeleine Sologne*, livrée aux lépreux comme une «putain» était insupportable. Mon féminisme natif, viscéral, trouva à s’y nourrir.


* L’Eternel retour (1943) de Jean Delannoy  en collaboration avec Jean Cocteau, Joseph Bédier (médiéviste de la Sorbonne) et Pierre Billon. Jean Marais y tenait le rôle de Patrice (Tristan).


Le désir de pénétrer au cœur du mystère des effets d’un texte est inapaisable, mais il est protecteur, s’y développe un flair très sûr pour écarter les théories qui aplatissent, voire écrasent  le texte, car adopter d’emblée, le point de vue de la littérature face à la théorie change radicalement les perspectives. Désir porteur aussi qui permet de ramer à contre-courant. Ce n’est pas un hasard si Benveniste, Meschonnic, Granger et les américanistes m’ont immédiatement séduite, ils me permettaient d’avancer dans les grottes, avec une lumière douce de lampe à huile, respectant les jeux d’ombre.

Ce n’est pas un hasard non plus, si les germanistes, allemands en particulier, de l’époque, m’ont ennuyée, voire horrifiée, la littérature, une sous-classe de la Philosophie dans les universités, y étant pilonnée par du théologico-herméneutique.

Les étudiants ont confusément compris, je crois, que quelque chose d’autre se jouait dans cette traversée maniaque d’un texte.

Et si les «effets de formation», de «transmission» passaient aussi (ou surtout) par ÇA ? Des étudiants étrangers dont un Coréen* m’ont dit «essaimer», gagnés par ce désir de comprendre l’énergétique qui porte les grands textes pour en faire entendre la musique de fond chaque fois singulière.


* Selon la tradition universitaire coréenne, M. Chung Kyung-Nam lisait, non pas les textes, mais les ouvrages de ses professeurs sur les auteurs. Il avait compris, non sans résistance,  que c’était une manière efficace de mettre les étudiants à l’abri des effets de texte.



Le ver dans le fruit des discours ethnologiques ou la dialectique productive enseignant/étudiant

… il n’y a rien qui puisse être plus diabolique qu’une question

…. es gibt nichts, was verführerisches sein kann als eine Frage, dit le juge Azdak dans la Bonne âme de Se-Tchouan


Un étudiant congolais de culture bambara

Le mythe en question

J.D.* qui en seconde année avait travaillé sur les Problèmes de traduction, avait opté en licence pour ma barque, la 418, l’année où je commençais à explorer l’Utopie comme genre. Ses interventions tissaient des liens entre  certaines des propositions des utopistes européens — More, Campanella, Cabet, etc. — et des pratiques politiques africaines. Il lui arrivait de dire, heureux : « — Nous, on n’écrit pas ça, on le fait !». Je le chargeais alors d’expliciter, théoriser ce type d’intervention pour le cours suivant.

* J’ai supprimé son nom, par prudence, étant donné l’état du Congo où il est retourné.

Parce que J.D. avait passé son enfance dans un village africain, parce qu’il était bilingue, (il maîtrisait le français, mais parlait aussi une langue africaine, le bambara), parce qu’il était « initié » et baptisé (son prénom est des plus chrétiens), je voyais en lui un informateur idéal que je soumettais à un questionnement intensif, sur l’objet-mythe, notion occidentale, gréco-chrétienne, si molle que je ne savais pas quoi en faire. Les contradictions entre le théorique et l’empirique, — les récits analysés, empruntés à des cultures différentes dans des temps différents, en particulier des récits des cultures africaines — étaient si manifestes que le taxon mythe et les fonctions qui lui sont traditionnellement attribuées, devenaient toujours plus problématiques. Mais un taxon qui nourrit tant de plumes ne peut être supprimé. Marcel Détienne s’y était essayé, dans L’invention de la mythologie, [Paris, Gallimard, 1981], mais non seulement personne n’a pensé pouvoir tenir compte de ses brillantes analyses, mais il fut vertement attaqué.

Je confiais donc à J.D. des recueils de récits africains, publiés sous l’étiquette mythe. En autres, celui de S.J. FORTIER sur les «mythes» mbai. Il souffrait J.D., ne cessant de répéter avec une véhémence rageuse : — Mais ÇA, c’est FAUX ! On ne peut pas dire ÇA ! En fait, il se débattait avec des notions inadéquates. Annexantes. Je mesurais, de manière très concrète, avec quelle légèreté et quelle assurance, nous exportions de blanches notions, pourtant si incertaines.

Il connaissait le terme français mythe, en avait bricolé la compréhension. Le mythe devait donc être un récit que le temps n’avait pas “perverti”. Selon ce critère, la majorité des récits recueillis, dits mythiques, étaient des contes, parce qu’ils contenaient des éléments considérés comme modernes. Les récits étiologiques, en particulier, trahissaient des souvenirs scolaires, voire les effets de la colonisation et de l’évangélisation (sur l’origine des races, entre autres). Je rétorquai qu’un récit hors le temps n’existait pas, que dans la transmission, il était toujours recommencé (Benveniste) et que donc, tout récit était traversé par le temps du nouvel énonciateur. Je lui apportai de nombreux exemples puisés dans des cultures différentes. C’étaient ces recommencements dans des ici-maintenant qui gardaient vivante une tradition. Sans ces échanges, pas de transmission. Seulement du folklore. Rien n’échappe aux transformations des recommencements, pas même les récits associés à des rituels. L’exemple de la transmission du Bagré, analysé par Jack Goody* est aujourd’hui bien connu, qui témoigne de ce travail singulier de la mémoire et de la fluidité des recommencements. La fixation (illusoire) est toujours un effet des métadiscours sacralisants, dogmatiques.


* The Myth of the Bagre, Oxford, The Clarendon Press, 1972 [«Mémoire et apprentissage dans les sociétés avec et sans écriture : la transmission du Bagré», in Revue de L’Homme, janvier-mars 1977, XVII,1, p. 29-52.


Il finit par se rabattre sur le mythe comme récit secret, propriété du sorcier ou du féticheur, le mythe était donc inconnaissable ! Mais, le secret, avais-je répliqué, est toujours associé à l’interdiction, associée elle-même à des menaces qui sont à la mesure de la fragilité des secrets ! De manière quasi universelle, les récits sont nombreux à dire que l’interdiction n’existe que pour être transgressée et que donc les secrets sont toujours de Polichinelle. Une question de temps. Je fis remarquer que lui-même m’avait parlé de son initiation… — C’est pour ça que j’ai craché trois fois par terre pour écarter les menaces ! rétorqua-t-il. Les fonctions du secret débordent le statut du récit, il crée des formes de complicité, de solidarité, renforce des identités (appartenir à une communauté)… Mais, les contradictions qui traversent toute société perturbent les secrets de groupe. Je lui citai l’exemple des Iatmul produit par Gregory Bateson* : le ‘mythe’ est un récit ésotérique, secret, aussi longtemps que le secret est gardé, mais, si un adversaire dévoile le secret, le mythe perd son statut d’objet ésotérique et devient un simple récit. C’est donc le statut social du récit qui détermine, ici, son classement. Les Africains seraient-ils plus respectueux du secret ? J’en doutais. Il n’existe pas de fonction a priori. Un script narratif peut servir à tout et à n’importe quoi. Comme dans nos conversations courantes où viennent s’embrayer des micro-récits qui ont tramé notre vie à un moment et qui, à chaque reprise, servent à dire autre chose. Bref, il n’existe pas de fonction en soi (étiologique ou autre) qui puisse être rivée à une forme de récit.


* La Cérémonie du Naven, Paris, Editions de Minuit, 1971, traduction de Jean-Paul Latouche et Nimet Safouan, revue et corrigée par J.CL Chamoreden et P. Maldidier. Texte anglais, 1936


Quand je lui demandai quel mot dans sa langue aurait pu traduire le terme, il m’avoua l’ignorer. Son enquête auprès d’autres étudiants africains fut infructueuse, une majorité d’entre eux ignoraient la langue de leurs parents. — Pour séduire les filles africaines, il valait mieux ne parler que le français, avait-il ajouté, avec un geste qui disait l’impuissance.

Toujours testant les critères qui définissaient le mythe dans différents métadiscours occidentaux aux allures de théorie, j’en vins au critère de la croyance. Je citai quelques exemples de récits extra-ordinaires auxquels croiraient des “exotiques”. Des récits de métamorphose en autres. En écho, il me raconta le rêve d’un villageois de son village natal : durant la nuit, ce villageois, âgé, s’était transformé en crocodile et avait mangé des petites filles. Un rêve manifestement construit sur un très vieux script de métamorphose et de dévoration. En bonne occidentale, je demandai si le pêcheur et lui-même croyait à cette métamorphose. À son regard, je compris que j’avais posé une question grotesque, “télévisuelle”, à laquelle on ne peut répondre que par oui ou par non.

De fait, il ne viendrait pas à l’idée d’un psychanalyste de penser que le délire de son patient est faux, c’EST un délire et comme tel, symptôme de quelque chose. Lacan mettait au défi quiconque de dire si le délirant croyait ou non à son délire, à ses hallucinations.

On n’est jamais assez attentif à ses présupposés. Je n’avais jamais posé ce type de question (y croire/ne pas y croire) à un occidental me racontant un rêve aussi extra-ordinaire fût-il. Un rêve n’est ni vrai ni faux, il est le vécu d’un sujet, en ce cas, un sujet africain appartenant à une culture où « la dévoration » joue un rôle important dans l’imaginaire collectif, et donc dans le discours. Le sorcier mangeait sa victime ; un individu qui se laisse mourir, « se mangeait », J. D. insistait sur l’image : « il se mange l’âme, et meurt ». Du pêcheur naufragé qui a transgressé l’interdiction d’aller pêcher au moment où le Soleil est à « son festin de crabes » (la mer est très agitée), on dit qu’il a été dévoré par le Soleil. La figure de la dévoration revenait constamment dans les propos de J. D.

Est-ce le rêve qui génère ce type de script ? Ou des récits de métamorphose, spécifiques de cette culture, qui induisent le rêve ? De la poule ou de l’œuf ? Une vieille question quadrature du cercle.

*

La désignation des réalités matérielles du passé à l’aide d’un vocabulaire moderne ne pose pas de problèmes notables. Il est tout-à-fait légitime d’exprimer la hauteur de la cathédrale de Beauvais dans le système métrique et de reporter sur le passé les méthodes de la démographie. Mais lorsqu’il s’agit des «réalités» idéologiques, les choses se gâtent. Il est difficile de désigner un mouvement religieux comme hérétique, une pratique comme chrétienne ou superstitieuse, sans mêler son point de vue à celui des protagonistes. L’historien peut user de guillemets, ou bien reproduire ironiquement le point de vue de ceux qu’il étudie, mais il en vient alors à répéter les discours du passé au lieu de les expliquer. Dans la pratique universitaire actuelle règne un compromis instable: le nom d’hérétique convient à Jean Hus, mais serait indécent pour désigner Luther. Il est de plus en plus recommandé d’éviter le mot superstition et son abandon profite à croyance populaire qui n’est pas moins incertain. Mais déjà, la conception du populaire qui est impliquée ici fait naître de sérieuses objections. De même, l’historien parle toujours plus de magie et tend à considérer comme magiques des phénomènes qui passaient naguère pour religieux, alors qu’il ne dispose d’aucune définition satisfaisante de la magie.

Jean WIRTH, La naissance du concept de croyance (XIIè-XVIIè SIÈCLES), in BIBLIOTHÈQUE D’HUMANISME ET RENAISSANCE, TRAVAUX ET DOCUMENTS, XLV, Librairie Droz S.A., Genève, 1983, p. 8-58

*

Ces échanges où nous pataugions dans des contradictions insolubles eurent le mérite de renforcer la distance critique sur le discours ethnologique. Et à m’ouvrir sur de nouveaux horizons.

*

Quand J.D. me dit qu’il désirait faire une maîtrise sur l’Utopie, je lui proposai de travailler sur sa culture. Sur mon invitation, il demanda à sa famille de collecter des contes et proverbes en situation. Il m’avait donné de nombreux exemples tous plus passionnants les uns que les autres, de récits en situation, inventés ou recommencés en fonction d‘une situation.

Telle l’histoire du “pisseur” (enfant incontinent). Dans un village, tout se sait, on parle, les mères échangent leurs soucis. L’une d’elles parla de son enfant incontinent. Un jour, l’Ancien du village réunit tous les enfants et raconta une histoire d’animal incontinent qui réussit à maîtriser sa faiblesse, à force de volonté… Il avait insisté et sur le ridicule de l’incontinence et sur le comment en sortir. Le récit s’adressait à tous, l’enfant incontinent comprit sans être montré du doigt. Il arrive que l’enfant handicapé parvienne de lui-même à maîtriser ses faiblesses, à l’image de l’animal du conte.

— Et s’il reste incontinent ?

— Alors, on va interpréter cette faiblesse comme un signe supérieur qui le désigne à un poste de responsabilité.

Je ne pouvais m’empêcher de penser à nos cours de récréation où l’enfant pas même handicapé, mais timidement gauche, est l’objet de brimades qui sont aussi des modes d’exclusion. Les cultures africaines, de manière assez générale, se gardent d’exclure un déviant de la communauté. Au Sage, à l’Ancien, au sorcier… du village donc de trouver la solution. La ‘palabre’ n’étant pas la moins efficace. De l’utopique en acte !

Je l’invitai à travailler sur ce type de récit “engagé” dans le quotidien.

Il chargea sa famille de collecter des récits en situation. La cassette fut saisie par la police congolaise qui avait entendu dans ces récits une critique politique. Qui est morveux se mouche, dit un sage proverbe. J’ai dû écrire une lettre, prenant sur moi la responsabilité de cette collecte, afin que la famille n’ait pas d’ennuis.


La parole, disent les Bambara, est aussi longue que l’humanité […]

La parole est tout

Elle coupe, écorche,

Elle modèle, module,

Elle perturbe, rend fou.

Elle guérit ou tue net.

Elle amplifie, abaisse selon sa charge.

Elle excite ou calme les âmes

Komo-Dibi chantre malien du Komo (société d’initiation)

Cité par L.V.THOMAS in ENCYCLOPÉDIE UNIVERSALIS, France SA, 1968, 5è édition, AFRIQUE NOIRE, p. 413.


J.D., un parmi quelques autres, appartient à ces quelques générations d’étudiants qui renouvelaient mon plaisir à enseigner.


La fabulation aux pouvoirs magiques...


Il ne se contenta pas de fragiliser des notions occidentales, ses graves démêlés avec le pouvoir communiste m’inspirèrent une nouvelle fantastique aux effets politiques inattendus. En voici le schème narratif que j’ai longtemps nourri, dans les trains, dans le métro, les autobus. Un temps où souvent je fabule.


Avec l’aide d’une médium, Renée, dont une kinésithérapeute m’avait vanté les mérites, j’avais réussi, non sans difficulté, à interpeller Marx, occupé à palabrer, disputer, dans les Aréopages célestes, avec d’autres penseurs politiques, se désintéressant du monde-tel-qui-va.

M’inspirant de Faust, j’avais tracé un cercle magique au milieu duquel je mélopais mon appel, où son nom répété finit par se déformer en arxm, quand Renée me dit qu’il semblait m’avoir entendue, je me lançais alors dans une description rageuse de l’état du monde “marxiste” et « capitaliste ». – Il écoute, disait Renée, continuez, continuez ! J’avais préparé une longue diatribe pleine de citations et je le conjurais de revenir sur terre pour remettre les pendules à l’heure ! En conclusion, je rapportai les souffrances de malheureux Congolais, dont celles de J. D. Il ponctuait mon long monologue de grognements que Renée reformulait : ferdam qu’il disait. J’avais donc réussi à faire passer ma colère. Verdamnt ! – Damnation ! est un juron allemand qui envoie aux Enfers !

C’est ainsi que le corps éthéréen de Marx glissa sur terre, s’incarnant dans un Congolais torturé et mourant qui donc ressuscita. Les quiproquos furent nombreux, car personne ne reconnaissait Mabila. Pour sa mère, il tenait des propos incompréhensibles. Et pourquoi, cette barbe ? cette chevelure ? Les mois de détention, la torture lui avait tourné la tête, il était habité par un mauvais esprit venu de la brousse. Elle perdit une fortune auprès des féticheurs pour tenter de retrouver son fils. Et puis, il parlait comme un Blanc. Il invitait « les lépreux »* à se dresser contre l’injustice, le poing levé… Insultant pour les Congolais ! disait-elle, avec raison.

* Lépreux traduisant «les damnés de la terre» (Internationale) en bambara.

Ses discours fiévreux attirèrent très vite l’attention du pouvoir qui voyait en lui, un faux prophète marxiste, qu’il fallait neutraliser. Il arriva donc ce qui devait arriver, Maliba-(Marx) fut arrêté, torturé...

À sa mort, Jésus qui, à l’époque s’occupait de tous les utopistes mis à mort, récupéra le corps déchiré de cet Africain, ignorant quelle âme il abritait. Au Purgatoire, lieu de dépollution, l’âme s’émancipa des restes terriens et engagea un dialogue avec Jésus qui, très éprouvé et fatigué par ses incessantes allées et venues entre le ciel et la terre infernale, l’invita à l’aider à sauver ce qui restait des Sages persécutés par les Big Brother de l’époque qui pullulaient sous couvert de marxisme ou d’anti-marxisme. Marx ne pouvait pas refuser. C’est ainsi qu’il devint un auxiliaire de Jésus, parcourant le monde dans tous les sens, écoutant, voyant avec effroi tout ce qui se faisait en son nom. Ou contre son nom. Jésus le consolait, qui en savait long sur ce type de ‘déviations’, mais il lui interdisait d’intervenir, le menaçant de lui enlever les pouvoirs délégués, ubiquité, invisibilité, etc., ce qui aurait eu pour effet de renvoyer Marx sur terre. Ce qu’il refusait net, il préférait « aller rejoindre Méphisto aux Enfers », qu’il disait. Il ignorait que l’Enfer des intellectuels était un pays gris, voué à l’ennui, à l’insignifiance, à la répétition…

Mais un jour, n’y tenant plus, il faussa compagnie à Jésus, et joua les trouble-fête au Kremlin. Un peu à la manière d’un diable dans un bénitier ou d’un djinn hugolien, il s’amusait, comme un fou, les aidant à boire moult vodka, semant du désordre dans les cartons du KGB, faisant arrêter les arrêteurs, etc. Ainsi se retrouvèrent en prison, des lecteurs de Marx et des non-lecteurs de Marx… Les Soviétiques en firent une blague. Avant de quitter le Kremlin, il usa de ses pouvoirs magiques pour accélérer le gâtisme déjà bien avancé des principaux dirigeants soviétiques, et mit en mouvement ce qu’il appelait « l’apocalypse pan-marxi ». Jésus fit mine de ne rien voir, et le laissa revenir dans l’aréopage des âmes politiques.

Quelques années après, l’histoire avait commencé en 1976, le système soviétique s’effondra. Jésus continua seul, pendant un temps, à descendre sur terre pour recueillir les restes des Sages assassinés, mais leur nombre ne cessant de croître, il finit par se retirer. Il décida de ne plus entendre les cris des victimes. Depuis, les Sages pourrissent sur terre, corps et âme, comme les autres bipèdes, et comme leurs bourreaux. Car les bourreaux meurent et pourrissent aussi.


P.-S. Depuis la Glasnot, je crois à la vertu magique des facéties. Même mentales.

*


1968-1980 : une décennie effervescente

J’en retiendrai la naissance miraculeuse  (à mes yeux) d’Apple. Fin 79, j’acquiers un l’Apple II+ en solde. Pouvoir se passer de la machine à écrire relève du conte merveilleux. J’ai des angoisses à la moindre défaillance, je perds souvent du texte, mais rien n’entame mon enthousiasme.  En 84, je saute sur l’Apple IIc (128K !), à qui je dois offrir un Moniteur, puis, je m’endette pour acquérir un Macintosh Plus et sa souris, suivi par un Mac SE, devenant rapidement Mac SE30, la Ferrari  informatique de l’époque,  dont je ne parviens pas à me séparer, tant je l’ai aimée. Mon enthousiasme a inspiré un dessin érotique au cadet de mes neveux qui tenta de visualiser mes rapports à cette nouvelle machinerie dont je parlais avec une tendresse fiévreuse. L’enthousiasme s’est émoussé, on s’habitue au confort des machines de plus en plus puissantes et simples dans leur maniement, mais je reste admirative et une inconditionnelle d’Apple.

Je continue, aujourd’hui encore, à fondre de reconnaissance pour Catherine Ramauger,  M. Perichon, informaticien/ne de la société KA-douce, 14 rue Magellan, Paris 8e, avec qui j’avais de longues conversations téléphoniques pour tenter de résoudre des problèmes posés par l’Apple-//c et deux ans plus tard par le passage à Macintosh Plus, la récupération des fichiers ne fut pas une mince affaire! Quand je réécoute les enregistrements de ces consultations, ponctuées de rire, de soupirs, de «ça veut dire quoi ça ? ; voilà, j’ai cliqué, qu’est-ce que je fais ? je ne comprends pas, c’est un peu bizarre, IL me demande de… et…,  Oh, un blocage ! avec des battements de cœur à en perdre le souffle qui enrayait la voix, on se sentait coupable d’une fausse manipulation, et puis non, la voix à l’autre bout du fil rassurait, la machine protestait, «on exige trop d’elle… elle se sent bousculée… mime une explosion, le temps de se reposer, reprendre souffle!». Quand je réentends mes questions, portées par une logique inadaptée à l’informatique, quand j’entends sur la bande-son les bruits faits par l’ordinateur de l’époque, un bruit de cœur mécanique que j’avais oublié, je mesure le chemin parcouru par l’informatique et par moi-même. Des sauts de géants avec les bottes magiques du Chat botté. Le sentiment d’être passée de la préhistoire à l’histoire moderne dans un temps contracté de science-fiction, le sentiment aussi d’être un dinosaure avec mes boîtes de disquettes noires de 5 pouces (5″1/4), de faible capacité, rapidement remplacées par de mini-disquettes en 3.15 dont la mémoire augmentait de 6 mois en 6 mois. Reconnaissante aussi pour tous ces jeunes bidouilleurs qui concoctaient de petits logiciels qu’on se refilait, améliorant les performances de l’ordinateur à certains niveaux, facilitant la recherche dans le ventre de l’ordinateur (Ultra find comparé à Spotlight en devient émouvant d’enfance). Les prix aussi ont changé : en 1997 (facture du 17.9.), chez KA, une extension 32 Mo (!) pour le 5400 coûtait 1000 F. et son installation sur site 650 F., presque 250 €…

J’avoue avoir beaucoup de mal à détruire ces archives de la préhistoire informatique et à me défaire des machines marquantes !

Et cette révolution-LÀ, personne ne l’a vue venir. À l’université, on a même eu tendance à la sous-estimer…


feliepastorello-boidi


P.-S. D’autres éléments du paysage intellectuel des années 1968- 1975 sont évoqués dans, entre autres, l’introduction à l’article sur la rencontre Benjamin/Lacis dans PAGES sur le site :  http://wp.me/P2IrV-av  OU

http://fpbw.wordpress.com/walter-benjaminasja-lacis/


Fragment 4 b

À L’ENNUI DES RENIEMENTS, REPLIEMENTS POST-1980


Le voyage au Portugal en 1974 et le voyage en Albanie en 1975 appartiennent à cette période de politisation intense

Fragment a*

Temps des luttes

Fragment b

Temps des repliements, désertions

Annexes du fragment a**

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