Mémoires croisées

26/03/2007

FRAGMENT 6) Albanie

1975 : Voyage en Albanie “socialiste”


Remarques, mars 2007


Entre 1975 et 1998 l’Albanie — comme le Portugal — a changé de nature politique : le 30 avril 1991, La République populaire socialiste d’Albanie devenait la République d’Albanie. Comme le Portugal, l’Albanie fut isolé par une dictature de longue durée (1944-1990) 1).

Avec une différence majeure : en Albanie, tous les problèmes sont multipliés par deux, voire trois. Par l’histoire, par sa situation dans les Balkans, toujours en équilibre instable. Le Portugal n’a jamais été coupé de l’Europe. Ostracisé, au plus, durant le règne de Salazar. L’isolement albanais, instauré par le système communiste, a renforcé un isolement historique, de presque cinq cents ans, sous occupation ottomane. L’indépendance acquise en novembre 1912, le pays n’a cessé d’être occupé (Grèce 2), Serbie, France, Italie, Allemagne…) avant de devenir une République socialiste sous la règne d’Enver Hoxha 3), devenu au fil du temps, un ascète de la pureté dogmatique fantasmée, qui a rompu avec la Yougoslavie du maréchal Tito en 1948, avec l’URSS post-stalinienne en 1961, in fine, avec la Chine post-maoïste en 1977 4). Aggravant l’isolement centenaire du pays. Contrairement au Portugal, le passage à une autre forme de régime politique fut chaotique et douloureux. Les difficultés économiques du passage ont été aggravées par la corruption spécifique à tous les anciens pays communistes.

Un pays qui pourrait être riche, étant donné ses ressources naturelles (pétrole, gaz, entre autres).

Le bloc des souvenirs albanais, restés très vivants parce que souvent racontés, s’est réactivé dans la foulée des souvenirs portugais.

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1. Le début de la glasnot peut être datée de l’année précédente.

2. Bien que le gouvernement grec ait mis fin dès 1986 à l’ « état de guerre » entre la Grèce et l’Albanie, dans les années 1990, les tensions gréco-albanaises sont nombreuses. La Grèce ne jouant pas le rôle stabilisateur qu’on attendait.

3. En novembre 1941, il créa le Parti communiste d’Albanie qui combattit avec succès et l’occupant fasciste italien et l’occupant nazi en novembre 1944. En décembre 1945, le Parti communiste (Front démocratique) obtenait 93% des voix aux élections à l’Assemblée constituante (sans fraude, semble-t-il suivant les diplomates américains et britanniques). L’assise populaire est certaine.

4. La chute des régimes communistes en Europe de l’Est est considéré en 1989 comme un échec du « révisionnisme » et non du socialisme stalinien, c’est-à-dire en fait un communisme sur le mode tsariste.


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J’allais en Albanie par curiosité, un ami, peintre, Bernard Rancillac, en parlait avec sympathie. Ma connaissance de l’Albanie était nulle et s’est peu enrichie. Mis à part Ismail Kadare, lu beaucoup plus tard, et pour des raisons littéraires (le parabolique), confronté à Kafka.


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Frictions idéologiques

Pour voyager en Albanie, il fallait, soit appartenir aux “Amis de l’Albanie”, soit partir dans le cadre d’un voyage organisé. Ce que je fis au printemps 1975, avec l’association Art et Vie. Le groupe se composait d’enseignants, mais aussi de jeunes maoïstes ou sympathisants de la mouvance ultra-gauche. Une ligne, sinueuse, traversait le groupe. D’un côté, les politisés et sympathisants, partis avec des lunettes idéologiques et les gardant jalousement sur le nez. Oser critiquer un film “socialistement réaliste” dans lequel une femme (comme par hasard), médecin, refusait de suivre son mari, communiste dévoué, désirant aller travailler dans les montagnes parmi les populations déshéritées, était un crime de “sexiste de droite”. De l’autre, des “non politiques”, prêts à tout critiquer, heureux de prendre le socialisme en flagrant délit de pauvreté. Des toilettes de pays sous-développés, des enfants pauvrement vêtus, devenaient ‘symbole’ du socialisme. Tantôt donc, je défendais l’Albanie et me disais choquée par la manière de photographier les enfants dépenaillés, tantôt je critiquais ce qui me paraissait avoir peu de rapports avec le socialisme. Je ne cessais de répéter, que l’Albanie ne «faisait pas du socialisme», mais de l’accumulation du capital, visible dans le développement intensif de l’agriculture (entre autres).

J’eus ma revanche, et j’avoue l’avoir savourée un bref instant, quand un responsable du Parti qui nous faisait une conférence sur l’histoire du PC albanais, qui ne manque pas d’actes que l’on peut qualifier d’«héroïques», dit avec fermeté : — Mais non, ce n’est pas du socialisme, nous sommes au début de quelque chose, l’Albanie est un pays très pauvre qui a subi plusieurs occupations, nous en sommes à la phase de ce que Marx appelait l’accumulation du capital. Je vis quelques têtes de maoïstes se tourner vers moi.

Je perdis l’avantage, quand je posai une question à mes yeux capitale : quel rôle jouait “la culture” dans cette phase, j’avais le sentiment que le pouvoir décidait de tout, car l’important, dis-je pour résumer, c’est la rose et pas seulement le pain. Par “culture”, j’entendais une culture de l’individu et non du seul collectif. Talon d’Achille de tous les régimes communistes. Tout me paraissait un peu trop bien ordonné, le sentiment aussi que les gens avaient peur… Une atmosphère qui me rappelait la RDA… Il dénonça dans ma question l’anti-économisme de l’ultra-gauche (ce que je n’étais pas, les étiquettes sont commodes, je connaissais ce procédé tactique depuis longtemps), il convint toutefois que le débat était ancien et la question d’importance. Mais on ne pouvait pas tout faire en même temps. — Certes, mais pour les performances économiques, on n’a pas besoin des socialistes ! Le capitalisme fait ça très bien… Tout se tient, et parce que tout se tient les transformations culturelles doivent accompagner les transformations économiques. Dialogue de sourds. À supposer qu’il y ait eu dialogue. Quant à la question du statut des femmes dans la société albanaise, elle fut sinon écartée sur le mode habituel des dits marxistes, du moins traitée sur le mode très général des intentions, le PCA visait «l’émancipation complète de la femme», il fallait consulter l’appel d’Enver Hoxha dans l’Histoire du Parti 1) et de toutes les manières, la question des femmes ne pouvait être résolue qu’avec la fin de la société de classes. Attendons donc Godot, avais-je conclu 2). Manifestement, cette question l’embarrassait, il ne désirait pas dialoguer sur les questions «annexes» de l’émancipation des femmes (contraception entre autres).

Pour clore la discussion, il énuméra quelques-uns des acquis incontestables du PC. Pêle-mêle : la disparition de la famine, de la malaria, de la tuberculose, l’accès aux soins médicaux gratuits… avec un clin d’œil final, l’accès des filles à l’éducation, au sport, dans un pays où, dans un passé récent, une fille était échangée contre une vache 3). De fait, j’avais vu des jeunes filles courir en short, dans un pays où la jupe et les cheveux longs semblaient devoir être la norme.

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1. Histoire du Parti du Travail d’Albanie, Éditions NAIM FRASHËRI, Tirana, 1971. L’appel de Hoxha est daté du 6 février 1967. Il témoigne d’une conscience aiguë de l’exploitation domestique des femmes, invitant les hommes à participer aux travaux domestiques.

2. J’ai tendance à penser que les formes d’exploitation domestique sont le fumier dans/sur lequel lèvent les formes de sociétés plus ou moins divisées. Avec la complicité de femmes, mères en particulier, qui pérennisent, à leur niveau, des formes de dominations diverses.

3. Dans les années 30, 95% les femmes étaient analphabètes.

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Barbes et pantalons suspicieux

Les incidents “socialistes” avaient commencé à la frontière. L’attente fut assez longue. — Ils coupent les cheveux et les barbes, me dit-on. Je croyais à une plaisanterie. À l’époque, le passage des frontières était — partout et toujours — sources d’irritation. Parmi les jeunes, l’un d’eux avait une belle barbe à la Marx et les cheveux longs.  Privé de sa toison, il paraissait enfantin, poupon, je ne reconnus pas en lui l’ex-barbu, j’ai donc continué à croire qu’il s’agissait d’une blague. Les pantalons aussi auraient fait l’objet d’un examen. Époque du pantalon à pattes d’éléphant, une mode venant d’Italie. Il fallait les resserrer, ne serait-ce qu’avec des épingles de nourrice, sur le modèle des pantalons albanais, très étroits. J’avais échappé à ce type de contrôle parce que femme, ils s’étaient contentés d’inspecter la tenue des hommes. J’arrivai donc à Durrës, dans un ensemble jean, à pattes d’éléphant modérées, un petit mouvement évasif au bas du pantalon. Un ensemble acheté à New York l’année précédente.

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L’avventura au pays du socialisme autiste

À notre arrivée, nous avons été pris en charge par un guide. Un paysan pauvre que le Parti aurait envoyé en faculté de médecine (disait-il), assez obtus. Du marxisme, il ne connaissait que le catéchisme du Parti. Aussi, était-il surpris qu’une «capitaliste» (venir d’un pays capitaliste et «être capitaliste» se superposaient), connaisse des textes de Marx et puisse en parler. Cette surprise était en un sens protectrice, car il n’osait rien dire sur mes deux pantalons à la mode. J’étais donc la seule à pouvoir naviguer en pantalon à pattes d’éléphant. Privilège qui commençait à intriguer.


Nous devions aller à Tirana. Pas matinale, j’arrivai en catastrophe dans le car. Notre guide me regarda et dit : — Tu ne peux pas venir avec ce pantalon (de velours vert à larges pattes d’éléphant), il faut que tu ailles le recoudre. Le chauffeur était au volant. Je lui dis en riant que ce pantalon, je le portais depuis deux jours, et qu’il était trop tard pour en changer. — Je ne remonterai pas dans ma chambre coudre le pantalon. Les co-voyageurs déjà installés dans le car assistèrent à cet échange aigre-doux avec étonnement.

— Eh bien, tu ne viens pas !

— Eh bien, je ne viens pas !

Le tutoiement, comme on sait, fait camarade. Je descendis du car, sourire aux lèvres. Je remontai dans ma chambre, espérant pouvoir me rendormir. Ce fut impossible, je décidai donc d’aller à Durrës. Je me changeai, enfilai mon ensemble jean et je descendis dans le hall où je demandai comment aller en ville, car nous étions logés à l’extérieur de Durrës, en bordure de plage. Je parlais italien avec l’employée de l’hôtel, une femme charmante qui tenta par tous les moyens de me dissuader d’aller “en ville”, mais sans oser me dire que je n’avais pas le droit d’y aller seule. J’allais me perdre… c’était compliqué… ce n’était pas une ville très intéressante… Etc. Elle rendit compte de l’échange à un homme, grand, assez sec, qui vint répéter les mêmes choses, en anglais. Je ne voulais rien entendre. Je répétais sur un ton amusé et détaché, que je revenais de New York 1) et que donc, après cette expérience, une ville albanaise ne pouvait pas me faire peur. De guerre lasse, je sortis. Je décidai d’aller à pied à Durrës, en suivant le parcours d’un autobus que j’avais entrevu.

Dio ! Quelle aventure !

Je passais devant une caserne à proximité de l’hôtel. À une des fenêtres, une femme en uniforme se mit à crier une phrase dans laquelle je reconnus le mot cow-boy. En moins d’une minute, toutes les fenêtres ont eu des yeux. Ça commençait bien ! Je leur fis un signe qui se voulait amical, les yeux disparurent, j’entendis des ricanements. Je continuai à avancer. Sans cheval.

J’avançais sur la «route principale», quand je vis sur ma gauche une rue montante. Je m’y engageai. À mi-hauteur, je fus entourée par de jeunes garçons, deux d’entre eux, les plus jeunes, avaient des foulards rouges et une tenue bleue. Le plus âgé, treize ans au plus, pauvrement vêtu, me demanda dans un anglais laborieux si j’étais un homme ou une femme. En riant, j’ouvris ma veste pour montrer mes attributs féminins, moulés dans un pull-chaussette. À réponse ambiguë, rires déplaisants. Il me demanda des cigarettes, des bics, ces objets convoités dans tous les pays pauvres. Je percevais quelque chose de sourdement agressif. Comment sortir de cette situation ? Par chance, un homme arriva, les deux enfants au foulard rouge le suivirent, le ton était vif, les enfants baissaient la tête, penauds. Je m’empressai de revenir sur la route principale. L’impossibilité du détour fut un signe qui me … déstabilisa. Mais sans plus, il me fallait avancer ou faire demi-tour. Je sais aujourd’hui que le détour possible ou impossible informe sur l’état d’une ville, d’une société, voire d’un mode penser. À New York aussi, il m’est souvent arrivé de revenir sur mes pas. Pas à Pékin. Pas à Tokyo. 


Au fur et à mesure que j’approchais de la ville, j’éprouvais une sensation très étrange pour une citadine amoureuse des villes. J’avais le sentiment d’avancer sur un tapis de velours très épais qui aurait absorbé tous les bruits de la ville. Plus je progressais, plus les regards se faisaient lourds. Je croisais deux policiers qui me regardèrent. Je les sentais interrogatifs. J’ai appris par la suite, que seules des huiles, amies de l’Albanie, étaient autorisées à se promener seules. M’a-t-on pris pour l’une d’elles ?

Arrivée à Durrës, je l’explorai comme j’ai l’habitude d’explorer les villes, déambulant, regardant tout ce qui s’offre, m’arrêtant, bifurquant… Je suis entrée dans trois restaurants, choisissant au hasard sur un menu, ne mangeant qu’une ou deux bouchées, pour voir comment mangeaient les Albanais. Pauvre, très pauvre et peu appétissant. On était chaque fois surpris de me voir entrer — et gêné. Je flânai dans un marché aux étals squelettiques. Un sentiment d’extrême dénuement gris. Pis, le sentiment d’une culture spartiate programmée, car nous avions visité ou vu des fermes d’État où abondaient légumes et fruits. Sur le marché, des femmes me demandèrent gentiment d’où je venais.

Je m’arrêtai dans un jardin à l’ombre d’une statue. Quand je me levai, je vis la tête massive d’un Staline tutélaire. Dans ce jardin, deux jeunes filles me demandèrent d’où je venais, mais furtivement, comme une question en fraude.

J’arrivai près d’un musée archéologique, en bordure de mer. Je contemplai un amas de débris de poteries d’argile, un homme au visage aimable, me sourit et m’offrit un morceau de poterie que je garde sur ma bibliothèque. Peut-être a-t-il manqué dans la reconstruction d’une pièce.

Puis, tournant le dos à la mer, je vis une avenue assez large, couverte de grappes serrées d’hommes. J’eus d’abord un mouvement de recul, puis, me lançant à moi-même un défi, je me dis : — Tu ne vas quand même pas, en fin de journée, te dégonfler et faire demi-tour ! Pour comprendre le défi, il faut imaginer cette femme aux cheveux très courts, à la Gertrude Stein, disent des amis se moquant, dans un ensemble jean à pattes d’éléphants frappées d’interdiction, lunettes de soleil sur le nez, s’imaginant, pour se donner du courage, être un cow-boy sur son cheval. Pour avancer, je zigzaguais entre ces grappes de mecs, bien décidés à ne pas faciliter mon frayage dans un territoire manifestement masculin. Jouant des coudes avec la fermeté courtoise d’une femme qui se refuse à tenir compte de la muflerie des comportements de mâles protégeant leur territoire. Je n’entendais pas l’albanais, mais aux tons, aux regards agressifs, je devinais ce qui se disait et ce que pensaient ces bonshommes, dont j’osais fouler le territoire. Ça me rappelait l’Espagne franquiste, où des mecs qui ne supportaient pas de voir une adolescente en pantalon, nous insultaient. Mon père qui estimait n’avoir plus l’âge de se battre pour ses filles, avait fini par nous demander de rentrer à l’hôtel nous mettre en jupe. On préféra fausser compagnie à nos parents et affronter les insultes. Nous aimions provoquer.

Arrivée au bout de la Promenade des Mecs 2) (comme on dit Promenade des Anglais), j’eus conscience du coût du défi, la tension nerveuse était grande. Je m’assis sur un banc, regardai l’avenue avec un détachement feint, respirai longuement. Je pesais le double de mon poids. La langue sèche et râpeuse semblait coller au palais. J’avais commencé par être enveloppée, voire happée, par le silence d’une ville étouffée par une dictature politique et j’achevais ma journée sur l’affrontement physique avec une dictature machiste, très archaïque. Leur conjugaison est une expérience indélébile.

Ma montre avançait sur 18 heures, je marchais depuis le matin onze heures. Je pris le chemin du retour.

Quand j’arrivai à l’hôtel, détendue par la marche, les groupes étaient rentrés. Je croisai notre guide.

— Tu es allée à Durrës, me dit-il sur le ton du maître d’école qui prend une élève en défaut.

— Oui et alors ? tu n’imaginais quand même pas que j’allais rester à l’hôtel toute la journée!

— Tu n’avais pas le droit, répéta-t-il cette fois comme un reproche amical. Sans me regarder.

— Ah ! dis-je sur un ton faussement naïf, je n’avais pas le droit ? Il suffisait de le dire.

Il était furieux, j’appris qu’il avait été sévèrement critiqué par le guide d’un autre groupe, beaucoup plus obtus, le regarder parler donnait des frissons, tant il était raide et dur, arrogant, voire méprisant.

Les co-voyageurs me questionnèrent, on désirait savoir ce que j’avais fait. Je gardai pour moi, comme un secret, cette journée particulière, où j’avais pu fausser compagnie au groupe qui très vite me pèse, explorer, seule et comme je l’entendais, une ville dans laquelle je n’avais pas le droit d’aller. Et comment aurais-je pu faire comprendre le poids démesuré de l’impalpable de l’oppression feutrée et protéiforme ?

Ils s’étaient ennuyés à Tirana, la capitale.

Pendant un temps, à mon retour, j’ai fait le même rêve : j’entrais à pas lents dans une ville insonorisée qui se refermait sur moi comme un écrin de velours. Je me réveillais, étouffée par un coup de glotte. Quelque chose qui tenait du cauchemar. Ce rêve contient l’essentiel de ce que j’ai capté dans l’intimité de mon corps-peau durant ces heures de déambulation. Le seul fait d’écrire ce souvenir, plus de vingt ans après, m’oppresse encore.

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1. Le New York des années 70 était une ville dangereuse. Crazy ! Crazy ! m’avait dit un chauffeur de taxi israélien. I make Money and I go ! Il avait vu trois meurtres en une journée. J’avais moi-même contournée une tache de sang sur le trottoir, sans trop comprendre.

2. Dans mon vocabulaire, mec désigne, à la rigueur, un mâle, mais jamais un homme au sens d’andres.

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Un certain art du camouflage

Notre guide évitait de répondre aux questions gênantes ou falsifiait les faits, de manière assez maladroite.

Nous visitions hôpitaux, écoles, fermes d’État, usines (visite utile et productive pour une intello), dont une de textile où j’ai compris la valeur du produit final. On y fabriquait une très belle toile pour jean, destinée à l’exportation. Comme en RDA, les produits de belle qualité allaient à l’Ouest. La diabolisation capitaliste ou socialiste, c’est pour la galerie des naïfs.

Les machines du combinat textile de Berat étaient chinoises. Les conditions de travail du combinat, qui portait le nom de Mao Tsé-Toung, étaient dures. La salle des teintures puait, les ouvrières travaillaient dans un brouillard épais de vapeurs, dans la salle de tissage, un bruit d’enfer. Je demandai très sérieusement à notre guide, si on pratiquait la rotation des tâches, certains postes étant moins pénibles que d’autres. — Ne viens pas ici avec tes idées capitalistes ! me dit-il avec autorité. Surprise, je lui expliquai que, chez nous, c’était une revendication des travailleurs. Le taylorisme n’était-il pas une invention capitaliste qui visait l’organisation du travail en vue d’accroître la productivité en morcelant le procès de travail, afin d’éliminer les mouvements improductifs ? Il se tut.

À Skodra, face à une autre usine qui crachait une épaisse fumée jaunâtre, je lui demandai qui avait construit cette usine. — Mais, les Albanais ! Je lui fis alors remarquer que les socialistes albanais construisaient comme les capitalistes, sans se soucier des effets dévastateurs des fumées toxiques sur la santé de la population et sur leur cadre de vie, toutes les maisons étaient sales, d’un gris-jaunâtre. Il se tut. J’ai appris un peu plus tard que l’usine avait été construite par les Italiens, ces champions du je-m’en-foutisme écologique.

Dans une détour abrupt, je demandai ce que faisaient les femmes quand les hommes, en fin d’après-midi, occupaient les rues ?

— Elles apprennent l’anglais au cours du soir !

— Et qui s’occupent des gosses ? Il fut embarrassé.

— Mais, les grands-mères, dis-je en riant.

Je savais que la famille albanaise avait en moyenne quatre enfants et que les femmes n’avaient pas accès à la contraception.

Quand mes propos le gênaient ou le mettaient mal à l’aise, il interrompait brusquement la conversation amorcée. Comme avec mon copain Cherfi en Algérie, j’inventais des ruses pour poser des questions dérangeantes. Un jour d’excursion, je m’arrangeai pour me trouver à ses côtés dans le car et relançai la conversation sur les sujets évités. Je commençai par lui poser la question sur les acquis du socialisme pour les femmes, après avoir écouté les réponses, je posai des questions plus gênantes. — Pourquoi l’interdiction de la contraception ? La contraception ? Encore une perversion capitaliste ! Je lui dis qu’il semblait ignorer l’histoire de la première révolution socialiste. Les femmes qui avaient rejoint le Parti bolchevique avant la révolution, qui avaient participé au travail clandestin, comme agents de liaison, agitatrices, propagandistes… avaient aussi exigé la maîtrise de leur ventre, sans laquelle l’émancipation n’est qu’un leurre. J’égrenais des noms, Alexandra Kollontai, lena Stassova, Inessa Armand, amie et collaboratrice de Lénine, Evguenia Bosch, dont Victor Serge disait qu’elle était «un des dirigeants militaires les plus compétents qui aient émergé dans cette première phase» lors de la guerre civile.

Dans un pays aussi fidèle à Staline, je passai sous silence son suicide en janvier 1925, quand Trotsky fut limogé de son poste de Commissaire du peuple à la guerre. Je ne dis mot des effets négatifs de l’évolution stalinienne, qui dès 1924 stoppa l’émancipation, je ne dis mot du code de la famille de 1936, codifiant la régression dans la lutte pour l’égalité des femmes, réhabilitant la famille, interdisant l’avortement.

Ne pouvant échapper à mon lyrisme féministement révolutionnaire (j’en rajoutais!), il écoutait en silence. Je lui parlais aussi des luttes que nous menions, j’insistais sur les difficultés rencontrées en pays capitalistes, pour le droit à l’égalité, à la contraception, à l’avortement… des combats socialistes donc ! Je promis de lui envoyer le tract que nous avions fait dans la section syndicale sur ce sujet.

Je croisai un regard si démuni que je me tus. Gênée.

Le lendemain, il me tendit un petit ouvrage, Le Pont d’Anastas Kondo 1), et m’invita à lire les pages concernant les femmes, intitulées, Les femmes qui déroulent les fils d’acier. Le soir, je lus la nouvelle. Un petit hymne, plein de fraîcheur, à l’émancipation des femmes par le travail, écrit par un homme qui semblait aimer les femmes et pointait, sans avoir l’air d’y toucher, l’injustice qu’il leur était faite, leur chef était un homme !

Pour n’avoir vu que des femmes dans les fermes collectives, les usines visitées, j’aurais pu relancer la conversation sur les limites de cette forme d’émancipation. Le PC avait, manifestement, besoin de cette main-d’œuvre pour ses ambitieux plans quinquennaux. Étant donné l’arriération multiforme et très générale des mâles (et pas seulement albanais) dans les années 70, on pouvait imaginer, sans grands efforts, les triples journées des mères de famille.

Je finis par mettre dans ma poche, sous un mouchoir, la question des femmes, les Albanais partaient de trop loin. Si le politique peut accélérer des processus, des prises de conscience, s’il peut juridiquement offrir des espaces d’émancipation, il ne peut pas changer des structures mentales, psychiques, des habitus, par décrets.

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1. J’ai retrouvé dans mes archives, l’ouvrage avec quelques autres. Le Pont avait un sous-titre : Récits, esquisses et reportages. Un document intéressant sur l’état d’esprit des pionniers, sur le travail de reconstruction et de développement entrepris dans un pays pauvre, sur ses blocages. À la relecture, j’ai retrouvé ce sentiment de fraîcheur naïve, éprouvé la première fois.

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La linguistique “marxiste”

À Skodra, devant l’usine polluante, notre guide me demanda de bien vouloir jeter un œil sur le mémoire d’une étudiante. Une jeune femme timide me remit une trentaine de pages qui avaient pour objet La négation en français. Je lui dis que je n’étais pas linguiste, mais je pourrais corriger le français. À l’hôtel, le soir, je parcourus le mémoire. J’étais sidérée par les propos, les premières pages étaient un montage de citations de Marx, dont la canonique «Est-ce la conscience qui…», si usée à force d’être citée, qu’elle en était devenue transparente. De ces citations, elle induisait une thèse, à savoir que la négation en français était de l’ordre de la «pure objectivité». Ce travail me rappelait les constructions pseudo-théoriques à la mode chez les étudiants rémois dans les années 70. Ce type de discours m’exaspérait tellement que j’en devenais teigneuse. Le plus souvent, elles servaient à masquer une recherche superficielle sur le sujet traité.

J’étais très embarrassée, car démolir sans aider à reconstruire, ressemble à du saccage inutile. Mais pour reconstruire, il fallait du temps et nous repartions le lendemain. Je me contentais donc de corriger quelques fautes de syntaxe. En lui remettant son travail, je me hasardai à faire quelques remarques sur le fond, à savoir que Marx n’était pas linguiste… qu’il valait mieux ne pas le mettre à toutes les sauces… que l’analyse de quelques exemples de négation — dans le discours — aurait suffi à réintroduire le sujet-énonciateur, et donc des formes de “subjectivité”…

Subjectivité ! LA notion petit-bourgeoise à éradiquer. Les effets d’une logique du collectif transférée dans la linguistique. Que faire ? J’appris qu’elle avait fait ce travail sous la direction d’un couple de lecteurs français qui enseignait à l’université de Tirana. Elle était si perturbée par les remarques et les quelques exemples apportés, que je mis fin à la critique.

Poor Marx ! On comprend pourquoi il se refusait à être « marxiste ».

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Quand nous avons pris congé de notre guide, certains voyageurs lui ont offert des cigarettes, de l’argent et autres menus objets « capitalistes ». Je n’avais pas osé y penser, de peur d’humilier le communiste. Je le regardais prendre et dire merci. Un quelque chose de servile. J’en fus gênée.

Qu’est-il devenu dans la débâcle ?

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Je n’ai pas aimé l’Albanie “socialiste”. Je n’aime pas les cultures où le geste de liberté le plus insignifiant exige une dépense d’énergie disproportionnée au ‘gain’. Pour une femme en particulier.

La débâcle physique et morale qui a suivi la chute du communisme stalinien ne m’a pas surprise. Les frustrations étaient telles qu’elles ne pouvaient se manifester que sous une forme tristement sauvage. Le totalitarisme autiste, complètement replié sur lui-même, est la pire forme de pouvoir. D’autant que dans le cas de l’Albanie, ce pouvoir autiste renforçait des structures autoritaires, patriarcales, très archaïques dans certains de ses aspects, produisant des formes d’oppression spécifiques. Il aurait fallu ouvrir le pays sur le monde, l’éventer pour l’oxygéner. Bref, l’aider à respirer. Fils et filles d’une culture clanique, renforcée par les occupations, les résistances, les communistes albanais étouffèrent la société civile qui ne demandait qu’à naître. Leur capacité à résister, à se rebeller en témoigne.

Comment faire du neuf avec du très vieux ?

Par comparaison, la Chine que je visitais un peu plus tard, était plus vivable, plus drôle surtout. Un effet de l’immensité territoriale, dont la maîtrise politique est impossible ? Certainement aussi, un effet de la millénaire culture chinoise quelque part plus souriante, malgré ses formes d’oppression, nombreuses et diverses.

*

Une escapade heureuse

Je terminerai sur un souvenir presque oublié, tant il semble idyllique dans un ensemble de souvenirs lestés de trop de sensations, sentiments désagréables. À la fois précis, et flou spatialement. Une journée pleine de petits bonheurs, d’aménités où se superposent deux espaces. Un espace bucolique avec des ruines archéologiques et un espace modestement urbanisé.

Dans l’œil encore, la luminosité, toujours et partout singulière, d’une journée printanière, la transparence de l’eau sur les côtes déchiquetées de l’Adriatique, qui avait ravi les yeux de la «capitaliste», habituée aux eaux troubles, polluées des bords méditerranéens ou pis encore du Touquet. La sensation sur le visage d’un vent léger. Le souvenir aussi d’un retraité qui, sur ces lieux antiques, parlaient de la fée Mélusine avec science.

L’espace urbain est associé à la liberté octroyée, nous avions le droit de nous promener sans guide, «en petits groupes», mais «pas seul». Et surtout, le souvenir de la gentillesse des habitants qui nous saluaient, naturellement et non furtivement, quand nous sommes entrés dans un café où toutes les tables étaient occupées par des hommes qui discutaient à voix basse, ils se levèrent et nous cédèrent les places. Sur la façade d’une maison, un dessin, une mère et son enfant, grandeur nature, et des conseils d’hygiène.


Dans le car au retour, je me souviens encore du silence apaisé. Une manière d’intérioriser une journée singulière ?

Était-ce le jour de l’excursion à Gjirokastër, ville natale du timonier, Enver Hoxha, dont nous avions visité le musée ? Sur le chemin, nous nous étions arrêtés à Vlorë, pour y voir quelques vestiges du passé grec lointain, Vloré étant une des 3 colonies grecques sur la côte d’Illyrie. Je ne saurais le dire. Dans le guide touristique en allemand, acheté sur place, j’ai retrouvé deux pages marquées, les seules, l’une concernait la ville natale de Hoxha, l’autre Vlorë. Des lieux, semble-t-il, qui ont provoqué le désir d’en savoir plus.

Quoi qu’il en soit, le souvenir presque immatériel d’une autre Albanie. Peut-être aim-able.

Mais.

Tandis que je regardais l’affiche donnant des conseils d’hygiène aux mères, je me souviens avoir vu,  une voiture avec quatre hommes en uniforme gris-noir, se précipiter dans une maison, en ressortir avec un homme d’un âge certain, pauvrement vêtu. Sur le moment, je n’ai pas compris ce qui se passait. J’ai vu sans voir. Après coup, j’ai compris que j’avais assisté à une arrestation éclair.


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Ces deux voyages, l’un au Portugal en 1974, l’autre en Albanie en 1975, précipitèrent les processus de dé-naïvisation commencés en Algérie (1960-1962). S’il faut ne jamais renoncer à l’utopique, il importe de ne pas surestimer la capacité humaine à travailler sur le vieux protéiforme qui nous habite et qui vient, si on n’y prend garde, pervertir les projets les plus généreux, les plus audacieux


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…. partir de là où on est plutôt que de là où on n’est pas. Ce n’est pas dire : «Je vais voir ce qui se passe au Portugal », c’est prendre durement le temps de dire : « Je suis parti d’ici, et voilà ce que cet ailleurs m’apporte, ou m’enlève, ici. »

Jean-Luc Godard

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P.-S.

15 juin 2011

J’ai commencé à lire l’ouvrage d’Helena Kadaré, Le temps qui manque, Mémoires, traduit de l’albanais par Artan Kotro, Fayard, 2010. Le sentiment que ma brève expérience, ma journée ‘interdite’ à Durrës et ses effets oniriques ont quelque chose de parabolique, au sens où elle semble contenir l’essentiel de ce réel auquel j’avais été confrontée. Il m’arrive de me sentir oppressée à la lecture de certaines pages, de retrouver cette sensation d’enfermement feutré, de silences chargés de menaces. Unheimlich. Je sens de l’intérieur ce qu’elle décrit, ce qu’elle ne comprend pas et qui s’éclaire plus tard.

Ismaël Kadaré, Is dans le récit, ressemble étrangement à Heiner Müller. Une même dureté, intransigeance, une capacité incandescente à mépriser. Une forme de cynisme qui est, de toute évidence, un acte éthique de défense pour parvenir à secouer l’assujettissement programmé. À croire que ces dictatures communistes, malgré les différences culturelles entre la RDA et l’Albanie, ont forgé de coriaces adversaires à la mesure des défis à relever. Le prix à payer en fut élevé…

à suivre


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